Sérendipité

Si tu n’espères pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. Il est dur à trouver et inaccessible.
−Héraclite, Stromates II, 17

Inspiré d’un conte perse racontant les aventures de trois jeunes princes au Sri Lanka, Les aventures des trois princes de Serendip, le terme serendipity est utilisé pour la première fois par l’homme politique et esthète britannique Horace Walpole qui écrit à son ami Horace Mann: «quand Leurs Altesses voyageaient, elles faisaient toujours des découvertes, par accident et sagacité, des choses qu’elles ne cherchaient pas» (Van Andel, 2013: 28). On a ensuite tenté de traduire serendipity par sagacité accidentelle ou l’art de faire des découvertes par hasard et perspicacité. Le mot sera francisé en sérendipité et fera son entrée officielle dans les dictionnaires français en 2011 (Catelin, 2014: 15). Dans leur ouvrage De la sérendipité, Pek Van Andel et Danièle Bourcier donnent la définition suivante: «[e]lle est considérée comme la capacité de découvrir, d’inventer, de créer ou d’imaginer quelque chose de nouveau sans l’avoir cherché, à l’occasion d’une observation surprenante qui a été expliquée correctement» (Van Andel, 2013: 9). Ainsi défini, le terme peut indubitablement être rapproché de l’abduction peircienne, c’est-à-dire l’étude des faits et la conception d’une théorie pour les expliquer.

Dans son Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, Jacques Hadamard offre une réponse intéressante à cette question en convoquant une réflexion faite par le neurologue et psychologue de l’enfance Édouard Claparède:

Claparède […] fait observer qu’il y a deux genres d’inventions: l’un consiste, le but étant donné, à trouver les moyens d’y parvenir, de sorte que l’esprit va du but au moyen, de la question à la solution; l’autre, au contraire, consiste à découvrir un fait puis à imaginer à quoi il pourrait servir, de sorte que, cette fois-ci, l’esprit va du moyen au but; la réponse nous arrive avant la question.
Or, si paradoxal que cela puisse paraître, le second genre d’invention est ce qui se produit d’habitude et ce qui devient de plus en plus général au fur et à mesure que la science progresse. L’application pratique se trouve quand on ne cherche pas et on peut dire que tout le programme de la civilisation repose sur ce principe (1993: 115).

Ainsi, la science progresse généralement grâce à ce genre d’abduction, qui dépend en quelque sorte du hasard. À titre d’exemple, l’invention de la pénicilline par Alexander Fleming, qui découvre en revenant de vacances que ses cultures de staphylocoques sont envahies par des moisissures de Penicillium notatum, et qu’autour de ces champignons microscopiques la bactérie infectieuse n’a pas poussée. Il pose ensuite l'hypothèse qu'une substance sécrétée par le champignon produit un effet antibactérien et lui donne le nom de «pénicilline». Il va sans dire qu’une quantité impressionnante de découvertes extrêmement importantes est due à ce genre de hasard, dont la plus populaire est évidemment la «découverte» de l’Amérique par Christophe Colomb cherchant une route alternative vers l’Asie. On doit aussi, paraît-il, la soi-disant «découverte» de l’art abstrait par Wasilly Kandinsky, qui rentrant dans son atelier «voit soudain un tableau incroyablement beau avec une chaleur intense […] Je trouvai soudainement [dit-il] la clé de l’énigme: c’était un de mes tableaux qui était appuyé contre le mur sur un des côtés» (Kandinsky, 1955: 80).  Comme l’écrivait Aristote dans son Éthique à Nicomaque, «l’art aime le hasard, comme le hasard aime l’art» (1965: 156-7).

Joanne Lalonde, qui réfléchit sur l’archivage des patrimoines numériques, se demande: «Comment penser la notion d’histoire de l’art en fonction de celle de temps direct […] Il faut œuvrer [répond-elle] avec l’inattendu et l’intégrer dans nos méthodologies de recherche, ce que les anglophones appellent le principe de Serendipity» (2015: 54-67). Ensuite, Bertrand Gervais, qui écrit sur l’imaginaire de la fin du livre, fait référence à une œuvre de Tom Phillips, A Humument, et à la manière dont il épuise l’objet littéraire en faisant «surgir des mots et des pages un autre texte» (2015, 193-223). Dans l’introduction de la 6e édition de son ouvrage, Tom Phillips avoue que la sérendipité est le meilleur collaborateur:

Reworking it I have incorporated part of the original as a memorial to the start of things, now burned and pasted on to its successor. I discovered in the process some new words above: ‘... as years went on you began to fail better,’ featuring a much loved phrase of Beckett which did not exist until seventeen years after my initial version. Serendipity is the best collaborator (2016).

Procédant par abduction, j’ai cherché à découvrir ou concevoir une théorie pour expliquer le lien entre la sérendipité et l’archivage du présent, ou le quotidien et ses tentatives d’épuisement. C’est en lisant un autre texte de Bertrand Gervais, The Myth of Presence, que j’ai trouvé le lien qui pourrait unir ce terme avec notre sujet de recherche: l'effet de présence. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je me permets de définir rapidement ce qu’est la sérendipité.

Illusion d’exhaustivité

C’est donc en cherchant quelque chose (ou en ne cherchant rien) qu’on découvre autre chose d’une importance considérable, voire capitale, ce qui nous ramène inévitablement au «quotidien et ses tentatives d’épuisement». Étymologiquement, le mot épuiser tire son origine du mot puits, que l’on met à sec en en tirant toute l’eau qu’il contenait, d’où le trope vers un tarissement des énergies vitales, c’est-à-dire causer la disparition de quelque chose, utiliser complètement (Antidote 8, v. 5.5) ou, par analogie, la relève de l’entièreté des données dans un recensement. Épuiser un sujet implique aussi d’une certaine manière en tirer toutes les possibilités réflexives en l’observant de façon exhaustive.

Comme la sérendipité, l’exhaustivité est une francisation du mot anglais exhaustion, néologisme tiré du latin exhaustum: «vider en puisant», de haurio: «tirer, et ex: hors de» (Gaffiot, 2011: 279-336). Le terme est créé par le philosophe britannique Jeremy Bentham pour signifier l’investigation complète et attentive d’un sujet donné:

Another merit ascribed to Bentham is his process of exhaustion. “By rejecting all which is not the thing, he works out a definition of what it is”. Plato owes everything to it and does everything by it. Bentham was probably not aware that Plato had anticipated him in the process, to which he too declared that he owed everything. “His speculations are thus eminently systematic and consistent. He has impressed an admirable quality on minds trained in his habit of thought, that they digest new truths as fast as they receive them”. A method, which has slumbered for twenty-four centuries, from Plato to Bentham, and led the first to conclusions which the second calls mere non-sense and folly, and the second to others which his own disciple and admirer calls mainly erroneous, can claim a very limited and dependent excellence at most (Parekh, 1993: 188).

L’exhaustivité, de Platon à Bentham, a fini par contenir en quelque sorte sa propre limite et devenir un paradoxe − le Littré donne la définition suivante: «[qui] épuise, qui enlève à un terrain les éléments productifs» (Littré) −, un non-sens, une impossibilité ou une contradiction qui réside au cœur même la signification du mot. Peut-on véritablement trouver la définition d’une chose en rejetant tout ce qu’elle n’est pas? Tout ce qui n’est pas une chose étant logiquement l’univers entier mis à part ladite chose! On devrait donc parler d’une illusion d’exhaustivité, puisque dans les domaines de la communication, des arts, de la philosophie ou des sciences, comme le propose encore Peirce dans sa définition de la semiosis ad infinitum, l’épuisement total est impossible, étant donné notre processus de pensée qui est «toujours inachevé, et toujours déjà commencé» (Everaert-Desmedt, 2011).

Par exemple, la définition d'un mot dans le dictionnaire est un interprétant de ce mot, parce que la définition renvoie à l'objet (= ce que représente ce mot) et permet donc au representamen (= le mot) de renvoyer à cet objet. Mais la définition elle-même, pour être comprise, nécessite une série ou, plus exactement, un faisceau d'autres interprétants (d'autres définitions)... Ainsi, le processus sémiotique est, théoriquement, illimité (Everaert-Desmedt, 2011).

À titre d’exemple, la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien par George Perec en 1974 n’est pas non plus une recherche. Confortablement installé à la terrasse du café de la mairie, place St-Sulpice, Perec recense ce qu’il appelle l’infraordinaire, ou comme il l’explique dans un dialogue avec Bernard Noël, «ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance: ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages» (Bellos, 1994, 37).

Et son recensement tend vers l’exhaustivité, en ce sens que, comme il l’annonce lui-même, ses observations sont neutres: «je décris “ce que je vois” de la manière la plus neutre possible» (Bellos, 1994: 37) et j’ajouterais quantitatives, comme une mesure du temps qui s’écoule dans la banalité du quotidien. Neutres parce qu’il ne choisit pas parmi les éléments qu’il recense – du moins il se fait peut-être inconsciemment l’interprétant de ce qui relève de l’ordinaire dans un contexte significatif de banalité topique −, et quantitatives parce qu’il ne filtre pas, ne cherche pas à produire un effet qualitatif, sauf peut-être celui, lapidaire justement, de l’exhaustivité. D’où la question qui m’a hanté cet automne et à laquelle j’ai décidé de répondre dans cette réflexion: l’illusion d’exhaustivité peut-elle être un effet de présence?

C'est peut-être une question de perception, de goût, d’intérêt. Certains ont apprécié les tentatives de Perec, d’autres, et j’en suis, ne l’ont pas souffert. Mais là n’est pas le cœur de l’interrogation. Un effet reste un effet même s’il n’agit pas sur tous; l’envergure de la réception n’est pas le gage de sa manifestation.

Effet de présence

Par définition, un effet est le «[r]ésultat d’une cause, conséquence d’une action, de quelque chose; une impression laissée sur une ou plusieurs personnes; une technique ou un procédé employés pour attirer l’attention, susciter une réaction, une attitude, une émotion particulière, pour donner une impression» (Antidote 8, 5.5). Dans cette perspective, l’épuisement peut être l’effet ou le résultat d’une intention d’exhaustivité, ne serait-ce que par association étymologique. Mais quand et comment la présence devient-elle un effet? Pour une bonne compréhension du propos qui suit, je propose la réponse suivante: la présence devient un effet lorsqu’un objet suscite une réaction ou, du moins, attire l’attention par le seul fait d’être présent, le fait d’être là, à un endroit en particulier, à un moment donné. L’effet de présence fonctionne, pour ainsi dire, comme la sémiotique triadique de Peirce: est présent ce qui est perçu comme tel par quelqu’un ou quelque chose dans un lieu et selon un contexte donnés. Ceci dit, dans le résumé de son article The Myth of Presence cité en introduction, Bertrand Gervais explique que l’on reconnaît l’efficacité d’une représentation à:

[S]a capacité de rendre présent ce qui ne l’est pas et d’assurer l’illusion d’une présence. Une représentation n’est efficace que si elle parvient à convaincre le lecteur ou spectateur que quelque chose a commencé à apparaître et que cette présence ne lui doit rien, marquée par un certain dynamisme, par une relative autonomie et par une densité dont l’effet premier est l’impression d’une grande permanence (Gervais, 2008).

La représentation, du latin repræsentatio ou l’action de rendre présent, vient ainsi médiatiser la perception en créant une illusion de présence. Pour rendre présent, il faut d’abord que la chose à représenter ne soit pas d’ores et déjà présente, sinon il y aurait tautologie. Pour en revenir à Perec, il n’y a pas de représentation dans sa Tentative d’épuisement de la place St-Sulpice puisqu’il y recense ce qui est déjà présent. Il y a par contre effet de présence, ou illusion d’exhaustivité. Effet, puisque la «présence» des lieux attire son attention et laisse une impression ne serait-ce que sur le lecteur qui en souffre ou en apprécie la lecture, et illusion, puisque le recensement ne peut véritablement relever tous les éléments qui rendent sa présence aux lieux. C’est ici que la sérendipité intervient pour faire sourdre un autre type de présence à cette illusion d’exhaustivité.

Dans son Trajet de l’œil, Bernard Noël écrit «[v]oué à la réalité, il y a un moment où j’écris ce que je vis, et un autre où ce que j’écris me vit […] L’écriture chemine depuis la périphérie de la conscience jusqu’à ce centre où rayonne l’œil qui la voit, se voit, me voit, se voit me voir, et par conséquent m’écrit» (1988: 69-70). On sent ici comme une présence à soi-même, un métaniveau de la perception qui se regarde en train de regarder et d’écrire ce qu’elle regarde. Une sorte de présence individuelle que la recension sans réserve semble provoquer, une manière de la faire monter en soi et de la vivre intensivement, sinon extensivement. Comme l’écrit encore Noël dans L’œil et les mots, «À cet instant je ne me définis plus par rapport à un “intérieur” et à un “extérieur” mais, synthétiquement, je suis les deux» (73).

Dans le travail de Perec − et pas seulement celui-ci puisque nous en avons recensé une bonne vingtaine qui épuisent non seulement les lieux, les objets et le temps, mais aussi des corps, des données, des principes et j’en passe, dont certains seront discutés dans la dernière étape de cette réflexion – il y a comme un quotidien qui se rend présent par la recension, l’énumération, l’énonciation successive des éléments qui font que la place St-Sulpice est la place St-Sulpice et n’est pas la place des Vosges ou la place de la Contrescarpe. Des éléments, comme des vêtements particuliers, des parapluies, des deux-chevaux colorées et des acronymes abscons, soulignent que la place qui est recensée se trouve à Paris, en France, durant le mois d’octobre de l’année 1974 et non à Londres, ou à Budapest, en mai de l’année 1968 ou en novembre 2015. La singularité du quotidien et des lieux se révèle en une présence qui s’adresse au regard de l’auteur qui devient présent à son tour dans cette parcelle de temps qui est unique et qui ne peut être autre que ce qu’elle est à ce moment précis où Perec l’observe et la définit dans son recensement.

Le rythme des lieux n'est pas celui de l'existence humaine. Si comme le disait Héraclite «on ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve», on ne passe jamais deux fois sur la même place Saint-Sulpice. Il faut profiter de notre passage sur cette place comme nous devons profiter de notre passage sur cette terre (Bonnargent, 2012).

L’effet est dû à l’accumulation de ces présences, qu’elles soient temporelles, topiques ou météorologiques, qui s’amalgament, qui se rejoignent dans la perception de celui qui observe et qui écrit. Il n’est ainsi plus tout à fait important pour le lecteur que cet effet, cette présence née d’une illusion soit digne d’intérêt ou pas. Ce qui compte, en fait, est que l’illusion créée par l’auteur en action devienne présence: présence à lui-même de Perec en train d’être Perec, qui écrit la place St-Sulpice qui est la place St-Sulpice en train d’être écrite par Perec un 18 octobre de l’année 1974. C’est ce quotidien-là, dans cet endroit-là, de cette année-là, pour cet auteur-là, qui est présent au George Perec qui y est, qui vit cet amalgame et qui en fait partie sans contredit.

Les éléments infraordinaires qui font que la place St-Sulpice est la place St-Sulpice et non la place des Vosges ou la place de la Contrescarpe un 18 octobre de l’année 1974 étaient existants avant que Perec ne décide de les recenser, mais ils deviennent présents pour un plus grand nombre de perceptions du moment que l’auteur les a énoncés, les a mis en ordre dans l’épuisement de ce lieu et de ce quotidien.

L’ordre [écrit Michel Foucault dans Les mots et les choses], c’est à la fois ce qui se donne dans les choses comme loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n’existe qu’à travers la grille d’un regard, d’une attention, d’un langage; c’est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu’il se manifeste en profondeur comme déjà là attendant en silence le moment d’être énoncé (1966: 11).

L’ordre, ajouterais-je, considéré comme la disposition ou l’arrangement régulier des éléments d’un ensemble les uns par rapport aux autres, sorte de méréologie du quotidien d’un lieu et d’un moment parisien dans le cas qui nous concerne, devient la condition d’existence de l’auteur oulipien qui examine, recense et dispose les éléments qui frappent sa conscience en une liste ordonnée chronologiquement par rapport à la manière dont sa perception balaie la place St-Sulpice et à la manière dont le quotidien de cet endroit, un 18 octobre 1974, se déroule dans le temps.

Il y a donc effet de présence dès lors qu’il y a énonciation dans le temps. Et dans la Tentative de Perec, il y a énonciation dès lors qu’il y a espoir illusoire d’exhaustivité dans l’intention à l’origine de l’œuvre, à la base de l’archivage du lieu et du moment parisien.

Bruit de fond

Pour en revenir à l’intention à l’origine de ma réflexion, Edmundo Morim Carvalho, dans son étude sur le Paradoxe de la recherche, définit la sérendipité comme «l’art paradoxal de se laisser surprendre par les phénomènes quand rien ne prédisposait d’accorder de l’attention à ce qui n’était, à première vue, qu’un accident, une insignifiance, un bruit de fond dépourvu d’intérêt» (De Carvalho, 2011: 387).  On ne peut s’empêcher de lier la tâche que s’est donnée Perec à cette insignifiance, à ce bruit de fond dont il observe les manifestations qu’il consigne dans sa Tentative. Un bruit de fond qui frappe pourtant le regard, souvent par la couleur qui occupe une place prépondérante dans sa recension oulipienne. Ainsi l’illusion passe comme il se doit par le regard, mais ce regard est remédiatisé dans une temporalité extrêmement singulière à travers un langage, qui sera à son tour remédiatisé en sensations pour le lecteur qui entreprend la Tentative de Perec. Et comme il y a médiatisation, et même remédiatisation, il y a représentation, c’est-à-dire une action de rendre présent. Perec s’est-il laissé surprendre par sa propre présence? Peut-être, mais l’intérêt de sa Tentative réside en ce bruit de fond qu’il était entre le 18 et le 20 octobre 1974 au sein de la place St-Sulpice, et qu’il a rendu présent dans son recensement des éléments temporels et topiques, et qui ont suscités une réaction, une attitude, une émotion particulière sur un lecteur, moi en l’occurrence. Une sensation qui s’est d’abord traduite par un ennui funeste, mais qui a tout de même porté fruit en faisant naître une réflexion. La présence de Perec m’est apparue comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe dans sa nouvelle The Purloined Letter, une analogie de ce que les Anglais appellent «hidden in plain sight», ou «dissimulé bien en vue» (ma traduction)!

La non-sérendipité

Un autre exemple de tentative d’épuisement d’un quotidien a retenu mon attention, mais en proposant cette fois-ci une exhaustivité déjà gravide, pour reprendre un terme utilisé par Umberto Eco dans Lector in fabula (1985: 158), une exhaustivité qui porte son effet de présence de façon embryonnaire. Le projet Life in a Day de Ridley Scott (The Man in the High Castle, 2015-2016) et Kevin Macdonald (Sky Ladder, 2016), qui ont collaboré avec la chaîne de diffusion web YouTube pour recueillir plus de 4 500 heures de séquences vidéo mettant en scène le quotidien du 24 juillet 2010 tel que vu par des internautes originaires de plus de 195 nations et s’exprimant dans 45 langues différentes. Il va sans dire que 4 500 heures s’approchent dangereusement de l’exhaustivité étant donné qu’une journée n’en contient que 24, ce qui contraste avec la version finale du montage sélectionné par les deux cinéastes, qui ne dure que 95 minutes.

Je fais appel à ce documentaire dans ma réflexion puisque, malgré la présence d’un producteur et d’un réalisateur de renom (Macdonald et Scott), rien ne garantissait l’intérêt que ce documentaire allait susciter étant donné la banalité théorique de ce qui était proposé. L’objectif de départ, tel qu’expliqué par Kevin Macdonald dans l’appel à contribution des internautes qu’il a fait paraître sur la chaîne YouTube1, était de faire le portrait de l’humanité à un moment spécifique de son évolution – un 24 juillet 2010 −, qui pourrait éventuellement, quelques centaines d’années plus tard, représenter la perception qu’avaient les gens d’eux-mêmes dans la banalité de leur quotidien. C'est un cas spécifique de ce que Edmundo Morim Carvalho, à la suite de Van Andel et de Boursier, a identifié comme une non-sérendipité, ou le fait de découvrir ce que l’on cherchait par les moyens que nous avions mis en place pour faire cette découverte.

La non-sérendipité pure doit être très rare dans la réalité effective de la recherche – elle correspond à un état idéal de la raison qui s’offre un simulacre de pure déduction dans la communication et l’exposition de ses résultats (sous le regard impératif des autres, de la communauté réceptrice de l’enjeu); elle intervient a posteriori (De Carvalho, 2011: 391).

Cette intervention a posteriori renverse en quelque sorte la définition de la sérendipité sans toutefois la déconstruire. C’est-à-dire que le travail d’observation qui était fait antérieurement dans la sérendipité, et qui comptait ensuite sur le hasard pour manifester quelque chose d’inattendu, se fait postérieurement dans le cas de la non-sérendipité et invente tout de même quelque chose de nouveau, en faisant entrer le hasard par la porte arrière dans son interprétation de résultats qui étaient prévus en une proposition qui se doit d’être tout de même surprenante. L’intention manifestée par Macdonald et Scott derrière l’idée de Life in a Day était de produire un film comme il n’en avait jamais été fait auparavant. On rejoint ainsi le premier genre d’invention défini par Édouard Claparède, c’est-à-dire que le but étant donné, il faut trouver les moyens pour y parvenir, en partant du but vers les moyens, de la question à la solution. Là où intervient le hasard dans cette entreprise est dans la qualité et la diversité des sujets et des traitements proposés dans les séquences qu’ils ont reçues de la part des internautes, mais aussi la manière dont chaque segment sélectionné pour le montage réussit à mettre en scène l’infraordinaire de façon extraordinaire, inattendue, originale.

L’effet de présence, qui transpire à travers l’exhaustivité du nombre de propositions (dont les 4 500 heures de séquences reçues assurent l’illusion), s’exprime dans le choix fait par Macdonald des séquences et de la manière de les présenter dans le montage; sa présence à lui, comme on sentait celle de Perec transpirer à travers sa Tentative. Pour preuve, un autre monteur aurait fait sentir sa présence en faisant d’autres choix, et en agençant les séquences choisies en un film différent, né de la même intention et avec les mêmes éléments appartenant au même lot de 4 500 heures de quotidien mondain.

Pour pousser la réflexion encore plus loin, ajoutons que le projet de Macdonald et Scott tient en quelque sorte de la cybernétique, ou ce qui est considéré comme la «[s]cience des processus de commande, de communication, de contrôle et de régulation dans les systèmes (machine, organisme vivant, collectivité)» (Antidote 8, v. 5.5). Je m’explique: les auteurs ont commandé à la collectivité YouTube internationale de leur communiquer leurs impressions sur la banalité du 24 juillet 2010 sous forme de séquences vidéo illustrant ce quotidien dans le contexte de leurs systèmes culturels respectifs, ce qui a eu pour effet de faire surgir la singularité de cette banalité dans les innombrables perceptions qu’avait cette collectivité internationale dans ce contexte donné (lieu + temps). Macdonald a ensuite organisé ces différentes perceptions dans un système − le montage est un système en ce sens qu’il relie des éléments entre eux et fait naître dans cet assemblage et de l’influence qu’ils exercent les uns avec les autres une singularité, une représentation qui relève de l’exceptionnel −, et ce système a transformé la banalité en «hors du commun».

Pour l’historien et théoricien de l’art Frank Popper, l’art cybernétique a permis l’émergence d’une esthétique de l’interactivité,  grâce à laquelle les artistes «ne créent plus une œuvre, mais participent à l’instauration d’un climat permettant de nouer, sur un plan esthétique, des relations entre différentes personnes et entre différents phénomènes psychologiques et physiques» (2007: 334). Macdonald et Scott répondent donc exactement à ce que Bertrand Gervais définissait comme l’efficacité de la représentation dans sa création d’une illusion de présence.

A representation is only effective if it is able to convince a subject interpreting signs – a reader, a spectator or a witness – that something is starting to appear, something that has nothing to do with her, something that seems to possess its own dynamic, a relative autonomy and an undeniable transparency whose primary effect is the impression of a significant permanence (Gervais, 2008).

D’abord l’immédiateté ou la transparence, c’est-à-dire que l’on connaît l’objectif de cette représentation et l’objet qu’elle tente de rendre présent: l’humanité vue par elle-même un 24 juillet 2010. Ensuite l’interactivité: le mode conversationnel de la proposition de Scott et Macdonald aux internautes et leur réponse à cette proposition. Finalement, la singularité de chacune des propositions, gage de l’ampleur du spectre de l’expérience humaine, où l’illusion d’exhaustivité, les 4 500 heures de séquences non-éditées, intervient comme facteur d’originalité. Plusieurs autres œuvres du même genre ont vu le jour avant le projet Life in a Day et d’autres l'ont suivi, peut-être inspirées par l’engouement suscité par l’appel de Macdonald à la population mondiale. L’application Dépli développée par Thierry Fournier en 2013 en est un exemple probant. Cette application pour tablette électronique, présentée au FNC 2014, permet de faire sa propre expérience du film Last Room (2011) du réalisateur Pierre Carniaux en jouant avec les séquences non-éditées (140 plans pour environ 1h45 de films). L’interactivité et la singularité de chaque expérience tiennent aussi, d’une certaine manière, de la sérendipité cybernétique2.

Conclusion

L’illusion d’exhaustivité permet de faire cette découverte extraordinaire que sont les différents niveaux de la présence d’éléments qui déterminent l’existence singulière d’un lieu, d’un objet, d’un temps et plein d’autres choses comme l’ont démontré mes collègues dans leurs interprétations de l’épuisement du quotidien, dans l’archivage du présent, comme en font preuve les excellentes réflexions publiées de ce cahier. Et dans la découverte de cette présence, celle de l’être qui observe se révèle, comme en symbiose avec ce qu’il perçoit et met à jour, remet dans l’ordre d’un quotidien éphémère et fuyant, comme un autoportrait aperçu à la dérobée dans les vitrines embuées de la Place St-Sulpice, ou les yeux plongés dans l’iris d’une caméra mondaine braquée sur le plus insignifiant des quotidiens.

L’effet, la présence, l’épuisement et l’exhaustivité ont été définis comme termes, pris individuellement a priori, et conceptualisés en fonction de ce qu’ils représentent comme signes et l’interprétation que l’on peut en faire dans un contexte d’archivage du présent a posteriori. C'est pourtant dans leur amalgame que l’on peut sincèrement appréhender ce présent et la manière que nous avons de le percevoir. Un contexte (lieu et temps), une communauté interprétative et un horizon (qu’il soit scientifique, philosophique, artistique ou même culturel) nous permettent de nous offrir un miroir sur nous-mêmes en tant qu’observateurs, en tant qu’interprétants de notre monde.

Ce que j’ai voulu comprendre dans ma réflexion est cette capacité que nous avons de nous mettre au monde lorsque l’intention n’est pas centrée sur nous-mêmes, mais sur le monde auquel nous appartenons, notre sérendipitude (je me permets ce mot). L'effet de présence à nous-mêmes, pour et par nous-mêmes dans ce petit laps de temps durant lequel nous appartenons à ce lieu qui est la planète terre et que nous partageons ensemble, chacun à notre manière, en exprimant notre singularité dans la multitude de singularités qui forme ce que l’on nomme encore l’humanité. Le œuvres convoquées l’ont prouvé: je perçois, donc je suis!

Pour citer: 

Prud'homme, François. «Sérendipité». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/serendipite>.

Bibliographie: