Numéro #1
01 février 2019

Éléments d'une esthétique de l'épuisement

Sous la direction de: 
Individu: 
Gervais, Bertrand

En 1967, dans les pages du magazine The Atlantic, l’écrivain américain John Barth a fait paraître un article qui a été l'objet d'une étonnante méprise, «The Literature of Exhaustion». Le titre portait à confusion et il a été interprété comme une démonstration de l'épuisement de la littérature et de sa mort1. Pourtant, cet article, malgré son titre ambigu, n’appelait pas à une fin de la littérature, mais à un examen des possibilités littéraires et au développement de jeux et de contraintes renouvelant la tradition romanesque.

Barth avait écrit ce texte à une époque d’importants bouleversements littéraires, à une période où l'invention et l'expérimentation étaient de mise et il entreprenait de retrouver un fil conducteur, ce qui, dans l'effervescence culturelle, pouvait s'imposer comme véritable production artistique. Au lieu de refuser d'emblée cette nouveauté, comme bien des critiques qui la considéraient comme le symptôme d'un mal qui grugeait la culture, il essayait d'en établir une topographie.

S'ouvrir à la nouveauté n'impliquait pas de tout accepter les yeux fermés. Au contraire, Barth restait sceptique face à l'élimination de la conception de l'artiste comme virtuose ou maître d'un art, qui avait lieu à l'époque, et à son remplacement par une logique de la rupture tous azimuts. Il prenait la peine d'ailleurs de distinguer trois types d'artistes, afin de saisir comment se déroulait ce renouvellement formel. Barth entendait distinguer les artistes et écrivains techniquement vieux jeu («technically old-fashioned») des artistes techniquement à jour («technically up-to-date»); et, dans le second groupe, séparer les artistes des non-artistes (1984: 66).

Barth s'en prenait aux écrivains qui faisaient encore comme si le vingtième siècle n'avait pas existé et qui pratiquaient un roman à la Balzac, Tolstoï ou Dostoïevski. Des écrivains comme Saul Bellow, John Updike et John Gardner étaient, pour Barth, des représentants de cette arrière-garde dont l'esthétique était dépassée.

L’épuisement revendiqué par Barth n’était pas une caractéristique négative, mais au contraire un trait positif et d’un grand dynamisme. Elle ne rendait pas compte d’une diminution de force ou de l’apparition d’une grande faiblesse physique ou morale, mais d’une recherche systématique, de l’application exhaustive d’un principe ou d’un protocole. Barth donnait en exemple les fictions de Jorge Luis Borges qui étaient pour lui l'illustration par excellence de cette littérature de l'épuisement, d'un rapport au narratif fait d'une exploration des limites et d’un déboulonnement des conventions littéraires.

Depuis notre entrée en culture de l’écran, les tentatives d’épuisement, en tant que recherches d’une illusion d’exhaustivité dans l’application d’un protocole à portée esthétique, occupent une place de plus en plus grande dans les pratiques littéraires, artistiques et culturelles, témoignant de la force symbolique de cette démarche.

Il y a là, il faut le dire, une véritable poétique, une façon d’aborder le monde et ses objets en tentant d’en épuiser le sens, la forme ou le matériau même. Ces tentatives peuvent porter sur toutes sortes de choses et d’objets – sur des lieux (pensons à Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec [1975]), sur une certaine durée (The Clock, de Christian Marclay [2011], qui se déploie sur 24 heures), ou sur une notion quelconque (le déséquilibre de la planète dans Koyaanisqatsi: Life out of balance, de Godfrey Reggio [1982]) –, mais surtout elles rendent manifestes un principe: un regard systématique sur ces objets.

Ces tentatives d’épuisement ne sont pas nécessairement liées à des dispositifs numériques, mais elles prennent place aisément dans une culture de l’écran, puisque le numérique en surdétermine le principe, en en multipliant de façon presque exponentielle les possibilités. Évidemment, un épuisement complet est impossible à atteindre, l’exhaustivité est une illusion, mais celle-ci nous permet de croire, ne serait-ce que sur un mode imaginaire, que nous pouvons maitriser le monde, du moins qu’il ne nous échappe pas entièrement. Elle assouvit notre soif de réalité.

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Les articles de ce premier cahier de recherche du projet Archiver le présent? explorent divers aspects des tentatives d’épuisement en tant que poétique et esthétique. Un premier groupe de textes exploite plus précisément la dimension littéraire de cet épuisement, tandis qu’un second explore sa présence comme principe esthétique en art et en culture de l’écran. 

Le cahier s’ouvre sur l’étude de David Azoulay, «Les enjeux mémoriels des écritures de l’épuisement». L’auteur s’y intéresse aux œuvres de Georges Perec et de Maurice Blanchot, œuvres qui abordent la littérature et ses limites de manière franchement opposée, tout en jouant sur son épuisement. Tandis que le premier remplit le présent et le surcharge d'éléments, le second le vide de presque tout pour n’en laisser qu’un espace-temps vacant. L’un fait déborder le texte de ses espaces usuels, littéraires et institutionnalisés; l’autre creuse le texte de l’intérieur, jusqu’à ce que la littérature s’en trouve fragilisée, comme ces édifices qui implosent sous le coup de charges explosives.  

Vincent Messier examine, ensuite, le dispositif du «live streaming» et la problématisation du temps, de l'espace et du corps dans le roman The Body Artist de Don DeLillo. Il fait l’hypothèse que ce très beau roman de l’écrivain américain permet de réfléchir aux effets et conséquences de la diffusion en direct permise par le réseau Internet. Il explore la forme que prend cette diffusion, qui apparait comme l'un des derniers jalons en date d'une «tentative fantasmée de posséder le monde dans son entièreté»; puis, il entreprend de montrer comment DeLillo s’y prend pour en représenter les effets, où le sentiment de vacuité n’a d’égal que l’angoisse qu’elle peut susciter.

Dans le cadre de son analyse «L'enquête dissoute dans le quotidien», Lucie Amir entreprend quant à elle de déterminer les enjeux critiques de l'épuisement d'une matrice narrative dans quelques polars contemporains, tels Fakirs d’Antonin Varenne (2009), Versus d’Antoine Chainas (2009), L'Enquête de Philippe Claudel (2010), etc. Elle y exploite les liens entre routine, procédures policières et formes de l’investigation, ce qui lui permet de bien cerner l’épuisement des formes mis en scène ces dernières décennies dans le roman policier, qui vient bien évidemment en déstabiliser le modèle traditionnel. 

Sophie Horth s’intéresse par la suite, dans «‘Oh, No! He didn’t!’ Les carnets de lecture en ligne, un épuisement métaréflexif», aux rapports changeants entre littérature, lecture et lectrice, qu’elle examine à la lumière des traces et des commentaires laissés dans des carnets de lecture en ligne, tels que The Iliad Online, un projet développé sur Twitter, et The Duke of Bookingham, un projet Tumblr. En jetant un regard sur ces nouvelles façons de parler de la littérature et de la diffuser, Sophie Horth examine comment le numérique offre des possibilités intéressantes pour l’avenir de l’enseignement de la littérature, notamment grâce à l’aspect extériorisant et social de la lecture, mais aussi grâce aux diverses possibilités créatives et métaréflexives que ces formats apportent.

Dans son intervention intitulée «Sérendipité», François Prud’homme explore pour sa part une notion à la signification instable et dont l’utilisation en français est somme toute récente. Son étude des formes et pratiques de la sérendipité le conduit à étudier les correspondances entre effet de présence et illusion d’exhaustivité. Pour lui, l’illusion d’exhaustivité est un véritable effet de présence; c’est dire que le monde décrit et l'objet abordé de manière systématique finissent par laisser l’impression qu’il y a présence. Or, l’exhaustivité est elle-même une telle image mentale, une construction imaginaire. En abordant Life in a Day, de Kevin MacDonald (2011), et Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de Perec (1975), François Prud’homme jette un éclairage intéressant sur la dynamique entre exhaustivité et sélection, entre exhaustivité recherchée et exhaustivité atteinte.

Cette analyse est suivie par celle de Florence Brassard, intitulée «L’œuvre d’art à l’époque de l’appartement communal». Elle y exploite la notion d’aura dans le cadre d’une étude de l’installation de l’artiste ukrainien Ilya Kabakov, Ten Characters. L’installation consiste en une réplique d’appartement communal (un type d’habitation courant à Moscou et à Leningrad, créé après la révolution de 1917), dont chaque chambre a été aménagée en fonction des projets desdits dix personnages du titre de l’exposition, qui sont autant d’alter ego de l’artiste. L’aspect totalisant et multisensoriel de son installation participe pleinement d’une tentative d’épuisement, dans sa reproduction maniaque d’un tel appartement et dans l’explicitation des projets artistiques de ses habitants.

Dans «Archives indécidables», Lisa Tronca décrit pour sa part la version hypermédiatique de l’un des projets de l’artiste Walid Raad, intitulé The Atlas Group (1989-2004). Cette œuvre se place aux limites du fictionnel, en suscitant le soupçon et en invitant à remettre en cause son apparente authenticité. Pendant quinze années de production, The Atlas Group est apparu tour à tour comme un projet, une fondation et un collectif, ce qui est venu brouiller les cartes. Le point commun de ces nombreuses versions du projet est son objectif premier: contribuer par une archive en ligne à la recherche et à la collecte de documents (carnets, photographies et vidéos), relatifs à l’histoire contemporaine du Liban, avec un accent particulier sur les années des guerres civiles (1975-1990). 

Raphaëlle Cormier poursuit avec une description de l'ambitieux projet de l’artiste Camille Henrot, Grosse fatigue, qui propose une sorte d’encyclopédie cosmogonique. Cette œuvre exploite à sa façon des stratégies d’exhaustivité par le biais d’une remédiatisation qui permet de compiler les discours sur la création du monde et de l'univers. Comme l’indique Raphaëlle Cormier, lorsque Grosse Fatigue prend fin, le spectateur est laissé avec le sentiment qu’aucune omission n’a été commise. Voilà bien une façon de rendre compte de l’illusion d’exhaustivité, cet effet recherché visant à convaincre le spectateur que tout a été prévu, tout sans exception…

Le cahier de recherche se termine sur un cube blanc (a White Cube), soit le dispositif scénique qui s’est progressivement imposé dans le domaine des arts visuels contemporains pour sa très grande adaptabilité. Dans «Percées et résurgences», Alban Loosli étudie la série d’installations Break-Through (2013) de Thomas Hirschhorn, en tant que déconstruction d’un tel White Cube. L’artiste suisse y troue symboliquement l’opacité du cube en se servant de matériaux de construction qui donnent l’illusion que l’espace a été vandalisé ou détruit à la suite d’un événement destructeur majeur. Plafonds éventrés, planchers saccagés, scènes de destruction. Or, pour Alban Loosli, l’approche systématique de Hirschhorn fait de ces percées dans l’espace muséal une critique de fond du White Cube comme modèle, et son analyse entend le démontrer.

Ensemble, ces neuf contributions illustrent bien le potentiel critique d’une esthétique de l’épuisement qui ne se limite plus au domaine littéraire, mais étend ses principes à l’ensemble des pratiques artistiques, numériques ou non.

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Ce cahier est le résultat d’un groupe de recherche qui s’est déroulé en 2016-2017 à l’UQAM. Intitulé «Archiver le présent. Le quotidien et ses tentatives d’épuisement», ce groupe de recherche a commencé à explorer les liens entre exhaustivité et pratiques artistiques et littéraires contemporaines. Les nombreuses discussions que nous y avons eues ont été stimulantes et ont fait germer l’idée de monter un premier cahier de recherche, avant même l’ouverture de notre Environnement de recherches et de connaissances. Je remercie tous les autrices et les auteurs pour leur professionnalisme et leur patience. Sophie Horth a assuré l’édition et la production du cahier. Elle a été aidée par Lisa Tronca. Je les remercie toutes les deux pour leur enthousiasme et leur travail minutieux.

  • 1. L’article a été repris dansThe Friday Book. Essays and Other Nonfictions, New York, G.P. Putnam's and Son, 1984
Crédits: 

Intégration et édition: Sophie Horth, Lisa Tronca

Auteur·e·s: Lucie Amir, David Azoulay, Florence Brassard, Raphaëlle Cormier, Sophie Horth, Alban Loosli, Vincent Messier, François Prud'homme, Lisa Tronca

Équipe médiatique: Robin Varenas et Sylvain Aubé

Pour citer: 

Gervais, Bertrand. «Éléments d'une esthétique de l'épuisement». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/cahier/elements-esthetique-epuisement>.

L’article détaille deux cas littéraires qui articulent la logique de l’épuisement: le cas des fictions de Maurice Blanchot et celui de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec.

L'article s'intéresse à la diffusion en direct sur Internet en analysant trois occurrences de ce phénomène d'épuisement, ainsi que The Body Artist de Don DeLillo.

Ce texte étudie un motif émergent dans la fiction policière contemporaine, la routine, un des modes par lesquels le dispositif de l'enquête se trouve épuisé et évidé.

L’article examine les rapports changeants entre littérature, lecture et lectrice à la lumière des traces et des commentaires laissés dans des carnets de lecture en ligne.

Procédant par abduction, cet article cherche à découvrir ou concevoir une théorie pour expliquer le lien entre la sérendipité et l’archivage du présent, ou le quotidien et ses tentatives d’épuisement.

Cet article s’interroge sur la «mise en scène» de l’aura dans l’œuvre Ten Characters d’Ilya Kabakov.

Cet article s'intéresse au site web www.theatlasgroup.org et aux nouvelles représentations qu’elle propose en regard des archives et de l’archivage ainsi que des autorités productrices de ce domaine.

Cet article réfléchit à la manière dont l’œuvre vidéo Grosse fatigue donne l’illusion, en 13 minutes, d’aborder dans son entièreté un sujet aussi vaste que la création de l’univers.

Cet article étudie la série d’installations Break-Through (2013) de Thomas Hirschhorn, en tant que déconstruction du concept de White Cube.