Archives indécidables: le cas de https://www.theatlasgroup.org

Cet article s’inscrit dans le contexte de mes recherches sur les œuvres hypermédiatiques qui se placent aux limites du fictionnel; ces œuvres qui suscitent le soupçon et invitent à remettre en cause leur apparente authenticité. Il se place également dans le cadre plus spécifique d’une réflexion sur l’archive et les procédés d’archivage à l’heure du numérique. Une œuvre qui me semble rassembler ces deux perspectives est The Atlas Group (1989-2004) de l'artiste d'origine libanaise Walid Raad - en particulier la forme hypermédiatique du projet hébergée sous https://www.theatlasgroup.org. Au cours de ses quinze années de production, The Atlas Group revêtait à la fois l’apparence de titre de projet, de nom de fondation et de nom de collectif. En effet, Raad a dépeint The Atlas Group sous tant de versions différentes qu'il est devenu apparent que les pistes étaient intentionnellement brouillées. Selon les contextes dans lesquels Raad se présentait et selon le public auquel il s’adressait, son statut vis-à-vis The Atlas Group ainsi que la teneur du projet s’adaptaient. Parfois, The Atlas Group se révélait comme une fondation à but non lucratif. Raad prenait alors le rôle de représentant de la fondation, comme l’un de plusieurs membres actifs. À d’autres moments, Raad avouait être le créateur de cette fondation imaginaire.

Le projet a pris de multiples formes, allant de conférences-performances1 à des expositions et des publications2. Le point commun à ces nombreuses versions est la mission de The Atlas Group: contribuer à la recherche et à la collecte de documents relatifs à l’histoire contemporaine du Liban, avec un accent particulier mis sur les années des guerres civiles (1975-1990) du pays. À la base de ces itérations sont des documents, incluant carnets, photographies et vidéos, trouvés et/ou produits par Walid Raad alias The Atlas Group, rassemblés dans une archive nommée The Atlas Group Archive. Présentés en règle générale de manière fragmentaire, une grande majorité de ces documents sont montrés en ligne, sur le site web https://www.theatlasgroup.org.

Bien que The Atlas Group ait fait l’objet de plusieurs écrits, peu d’analyses se sont penchées sur le site web comme itération singulière du projet. Pourtant, en observant la structure de cette archive en ligne et la présentation des documents, le site web démontre une continuité quant aux préoccupations de l'artiste. Si les multiples formes du projet s’orientent invariablement autour de l’histoire et des archives entourant les guerres civiles du Liban, https://www.theatlasgroup.org se distingue quelque peu dans sa manière de réfléchir à ces thèmes en regard du contexte numérique. Je me concentrerai, dans les lignes qui suivent, à analyser les composantes particulières du site web de The Atlas Group et à dégager les nouvelles représentations qu’elle propose en regard des archives et de l’archivage ainsi que des autorités productrices de ce domaine.

Auctorialité et autorité mises à l'épreuve

Pour commencer, il est nécessaire de décrire comment le site web https://www.theatlasgroup.org se déploie. À première vue, la page d’accueil donne l’impression d’être sur le site officiel de «The Atlas Group Archive», ce titre s’affichant au coin supérieur gauche.

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d'écran de la page d'accueil du site web) https://www.theatlasgroup.org

Le texte au centre de la page situe l’historique de The Atlas Group comme projet établi en 1999 ayant pour but de documenter et d’étudier l’histoire contemporaine du Liban. Pour ce faire, le groupe aurait trouvé et produit plusieurs documents, dont des cahiers de notes, des photographies et des vidéos. Le texte est rédigé à la première personne du pluriel, suggérant qu’il s’agit sinon d’une fondation, du moins d’un collectif. Ces informations sont données sous l’onglet «Home». Toutefois, si l’on clique sur l’onglet «Information», un texte vient contredire ce qui est inscrit sur la page d’accueil. Cet onglet fournit des informations non pas sur The Atlas Group, mais plutôt sur Walid Raad, qui est présenté comme un artiste et le créateur du projet: «Raad’s recent works include The Atlas Group, a fifteen-year project between 1989 and 2004 about the contemporary history of Lebanon, with particular emphasis on the Lebanese wars of 1975 to 1991».

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d’écran de la section «Information» du site web) https://www.theatlasgroup.org/data/aboutW.html

Ainsi, à l'instar des autres itérations du projet, le site web présente parfois The Atlas Group comme une fondation crédible et, dans d’autres cas, révèle qu’il s’agit d’une construction de l’artiste Walid Raad. Raad semble ainsi problématiser, au premier abord, l’auctorialité du projet: abordons-nous différemment un site web s’il s’agit du site officiel d’une fondation réelle ou d’un projet artistique? Ces informations contradictoires quant à la nature même du site ont donc l’effet de nous placer dans l’incertitude dès notre arrivée.

L’ambiguïté se répète également dans la présentation des archives. Pour en avoir l’accès, nous devons cliquer sur l’hyperlien «See the Archives» en haut au centre de la page d’accueil. Le texte qui apparaît ensuite continue de brouiller les pistes. Il nous fournit d’autres informations sur The Atlas Group, affirmant que la fondation se situe à New York et à Beyrouth3.

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d’écran de la section «See the archives» du site web) https://www.theatlasgroup.org

Puis, le système de classement des archives est expliqué. Les documents seraient préservés sous trois catégories. À chaque catégorie, il est répété le même segment de phrase: «files that contain documents that we produced and that we attribute to». Pour la catégorie Type A, les documents auraient été produits et attribués à des personnes ou des organismes imaginaires; pour la catégorie Type FD, les documents auraient été produits et attribués à des personnes ou des organismes anonymes; et pour la catégorie Type AGP les documents auraient été produits et attribués à l’Atlas Group même4. Ces renseignements renforcent ainsi le côté construit des archives et sèment le doute quant à leur validité. Or, lorsque nous cliquons sur chaque section, là où se trouvent les documents mêmes, l’aspect fictif n’est pas répété. Même qu’il y a ajout de plusieurs textes — tels des cartels, des entrées en matière — avant de voir les documents, venant au contraire fournir des informations vraisemblables et historiques les contextualisant.

Dans la section Type A, contenant les documents du Dr Fadl Fakhouri, de Walid Raad et de Souheil Bachar, une autre couche de récit s’ajoute avec de courtes biographies de chacun. Si l’on se fie au texte, le Dr Fadl Fakhouri, par exemple, aurait été l’un des éminents historiens des guerres du Liban et aurait légué à The Atlas Group, à sa mort en 1993, 226 cahiers de notes, des photographies et deux films.

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d’écran de la section «Fakhouri File» du site web) https://www.theatlasgroup.org/data/TypeA.html

Souheil Bachar, quant à lui, serait un homme d’origine libanaise tenu en otage avec cinq autres hommes américains pendant les années 1980-1990 et aurait créé, à l'aide de The Atlas Group, 53 courtes bandes vidéo relatant son temps en captivité. Pour ce qui est de Walid Raad, des préambules écrits à la première personne du singulier relatant son expérience de la guerre au Liban dans sa jeunesse accompagnent ses cahiers de notes et photographies d’archives. De même, dans la section Type FD, des textes accompagnant les documents «The Secrets Files» et «Operator #17» contextualisent la manière dont l’Atlas Group les aurait trouvés; dates et lieux géographiques à l’appui. Enfin, dans la section Type AGP, des informations sur la guerre et les 245 voitures piégées s’ajoutent aux documents de l’archive «The Thin Neck File», alors que les photographies de l’archive «The Sweet Talk File» sont attribuées à Lamia Hilwé, une danseuse et photographe qui aurait été recrutée par The Atlas Group.Cette description du site permet de noter que les archives sont rassemblées selon leurs auteur·es présumé·es. Ces auteur·es ne sont pas anodin·es et représentent même des figures typifiées.

Dans la catégorie Type A, les documents sont attribués à un historien, un artiste et un prisonnier de guerre. Dans la catégorie Type FD, une série de documents aurait été léguée à The Atlas Group par le gouvernement libanais et un document vidéo aurait été donné par un agent de renseignements de l’armée libanaise. Enfin, dans la catégorie Type AGP, The Atlas Group et leurs associés seraient à l’origine des documents. La réflexion sur l’auctorialité, mais aussi l'autorité apparaissent ainsi comme des enjeux centraux du projet. Selon Jacques Derrida, l’autorité serait une composante intrinsèque de l’archive. Dans Mal d’archive. Une impression freudienne, le philosophe part de l’étymologie du mot arkhè afin de souligner que ce terme nomme à la fois le commencement et le commandement, coordonnant ainsi deux principes en un: «le principe selon la nature ou l’histoire, là où les choses commencent […], mais aussi le principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social, en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné» (Derrida, 1995: 11). Le projet de Raad rendrait ainsi apparent cette dimension duelle de l’archive et la place centrale de l’autorité dans la manière dont nous appréhendons les documents.

La réception web indécidable

À la suite de l’analyse de la composition du site web, il appert que deux types de paratextes s’y confrontent: un type qui révèle le caractère fictif du projet et un autre qui suggère qu’il s’agit d’une archive en bonne et due forme. Avant même d’accéder aux documents d’archives, les textes qui les présentent instaurent un cadre réceptif incertain. Bernard Guelton, dans l’ouvrage collectif Images et récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, souligne l’importance d’un cadre réceptif permettant de déterminer si l’auteur·rice lui propose une information authentique ou une histoire à imaginer (Guelton, 2013: 19). Le mot «roman» sur la couverture d’un livre, l’affiche d’un film de fiction, par exemple, sont autant d’indices délimitant le cadre général d’une œuvre. Dans le cas qui nous intéresse, ni l’auteur du site ni son contenu ne sont clairement identifiables. Dans les autres itérations de The Atlas Group, par exemple l’exposition tenue au MoMA à New York de 2015 à 2016, le cadre de réception muséal est venu influencer ou du moins guider la lecture du projet et a suggéré ainsi qu’il s’agissait d’un projet artistique. Avec l’itération web, toutefois, peu d’éléments permettent de nous situer. Comme l’explique Boris Groys dans son article «The Truth of Art», aucun cadre ne vient préparer l’internaute à l’expérience de l’art sur internet:

[O]n the internet art operates in the same space as military planning, tourist business, capital flows, and so forth: Google shows, among other things, that there are no walls in internet space. A user of the internet does not switch from the everyday use of things to their disinterested contemplation—the internet user uses the information about art in the same way in which he or she uses information about all other things in the world (Groys, 2016).

De coutume, le contexte artistique accuse le fait d’être devant des œuvres; par la mise en espace, par des cartels, mais aussi par le lieu même. Le contexte du centre d’archives permet également de dénoter une position claire pour la personne qui s’y trouve: elle est devant des documents officiels, scientifiquement reconnus et classés. Or, sur le web, il n’y a pas de distinction entre une information de la sphère de l’art et toute autre information du monde. Le contexte hypermédiatique engendre ainsi des réceptions hétérogènes, créant une situation indécidable. J’emprunte le terme «indécidable» à Jacques Rancière, qui le développe dans son ouvrage Malaise dans l’esthétique (2004) afin de commenter cette zone limite qui se trace entre l’art et le non-art dans ce qu’il nomme le régime esthétique. L’indécidable décrirait ainsi «une multiplicité de zones où s’amenuisent, voire s’effacent, les frontières entre l’artiste et la notion d’objet, entre le monde de la fiction et de la réalité, le vrai et le faux, entre des positions esthétiques et politiques» (St-Gelais, 2008: 13). En ce qui a trait à l’itération hypermédiatique de The Atlas Group, il y a en effet brouillage des cadres déterminants de l’auctorialité. Les observations précédemment présentées portent à croire que Walid Raad s’est précisément servi des codes liés au contexte de réception hypermédiatique. Mais dans quels buts? Je propose l’hypothèse qu’il s’agit pour l’artiste d’une stratégie permettant de révéler les conditions de nos systèmes de croyance. La posture d’un internaute naviguant dans un site web ne permet pas de simplement contempler; elle exige de cliquer, de lire, de fouiller et ultimement d’être critique. En effet, selon Carrie Lambert-Beatty, auteure de l’article «Make-Believe: Parafiction and Plausibility» le soupçon serait un effet induit par un mode de connaissance qui passe par le web: «skeptical viewing [is] required when online exploration becomes a primary way of knowing» (Lambert-Beatty, 2012). Ainsi, de par son contexte hypermédiatique, cette itération de The Atlas Group conditionnerait une réception d’autant plus sceptique envers ce qui est proposé.

La teneur du site web est telle que nous sommes en constante hésitation face au contenu des archives, c’est-à-dire les documents la composant. Prenons comme exemple les documents rassemblés sous l’intitulé «Missing Lebanese wars_Notebook Volume 72» du dossier Fakhouri. Seulement trois des prétendus 226 carnets légués par le Dr Fadl Fakhouri sont rendus disponibles dans l’Atlas Group Archive. Ils auraient été produits par le Dr Fakhouri durant les années de guerre civile du pays et semblent évoquer de manière détournée le quotidien et les effets de ces guerres, tel le carnet numéro 72 qui s’attarde à une activité dominicale du Dr Fakhouri. Selon la notice du carnet, ce dernier ainsi que les autres principaux historiens des guerres libanaises étaient d’avides joueurs et se réunissaient chaque dimanche à l’hippodrome. Étrangement, les historiens ne pariaient pas sur les chevaux, mais plutôt sur le moment de la prise de vue par le photographe de piste du cheval gagnant.

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d’écran de la section «Fakhouri Notebook 72» du site web) https://www.theatlasgroup.org/data/TypeA.html

Ils devinaient donc à combien de fractions de seconde avant ou après le franchissement de la ligne d’arrivée le photographe allait capter la scène. L’historien gagnant était donc celui qui avait anticipé la non-correspondance entre l’événement, soit le franchissement de la ligne d’arrivée du cheval, et sa capture photographique. L’échec du photographe, faisant écho au «missing», au ratage, présent dans le titre du carnet «Missing Lebanese Wars», évoque dans ce sens l’incapacité de la photographie à saisir l’instant précis de l’événement; ne pouvant être qu’en décalage avec son apogée.

Un autre document se trouvant cette fois dans la section Type FD, la vidéo intitulée «I only wish that I could weep», procède de cette même approche de biais de l’événement de la guerre. La vidéo proviendrait d’un agent de renseignements de l’armée libanaise chargé de surveiller la promenade en bord de mer appelée La Corniche à Beyrouth dans les années suivant la fin des guerres. Il est écrit dans le préambule de la vidéo que La Corniche est connue pour être un lieu de rencontre pour les experts politiques, les espions, les agents doubles, les voyants et les phrénologues; liste déjà quelque peu incongrue. Les autorités du Liban auraient ainsi installé des caméras de surveillance tout au long de la promenade. Il est ensuite expliqué que l’agent assigné à la caméra #17 aurait décidé de déroger à sa tâche et de dévier sa caméra vers le coucher du soleil. L’agent, ayant grandi dans l’est de Beyrouth pendant les années de guerre, avait apparemment toujours rêvé de voir le coucher du soleil à partir de La Corniche, située dans l’ouest de Beyrouth. La vidéo présente ainsi les séquences de couchers de soleil captées par la caméra de surveillance, séquences que l’agent aurait pu garder après son licenciement.

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Walid Raad, The Atlas Group Archive (Capture d’écran de la section «Operator #17» du site web) http://www.theatlasgroup.org/data/TypeFD.html

La captation nous offrant le même point de vue que celle de l’agent lors de son quart de travail, une tension s’installe entre surveillance et contemplation. Notre attention, possiblement comme la sienne, se détachant peu à peu du va-et-vient de la foule, s’écartant des personnes qui marchent et se rencontrent sur la promenade, pour finalement s’attarder au soleil qui finit par occuper la totalité de l’encadré de la vidéo. Cette vue, inatteignable pour l’agent pendant la guerre, rappelle en quelque sorte ses souvenirs, pourtant absents de la scène, mais virtuellement présents dans le titre mélancolique du document: «I only wish that I could weep».

Dans les deux cas que je viens de présenter, l’autorité des personnages, un historien et un agent de renseignements, tend à conférer de la crédibilité aux documents. Leur présentation ainsi que les textes les accompagnant procèdent également du vraisemblable. Toutefois, après examen, plusieurs informations contradictoires remontent à la surface et suggèrent plutôt que les documents du projet et les personnages relèvent de l’invention de Walid Raad. Cette indécidabilité au sein de l’archive n’est toutefois pas, à mon avis, établie dans le but de faire dire vrai aux éléments plus anecdotiques et incongrus, mais plutôt afin de nous rendre critiques dans notre réception des documents. Selon Carrie Lambert-Beatty, c’est dans la réception que se joue la vraisemblance: «[P]lausability (as opposed to accuracy) is an attribute not of a story or image but of its encounter with viewers, whose various configurations of knowledge and ‘horizons of expectation’ determine whether something is plausible to them» (Lambert-Beatty: 135). Contrairement à la quête de vérité et de croyances attachées aux discours historiques et leurs documents, Walid Raad propose la quête des procédures qui établissent la vérité. L’artiste, comme le formule Britta Schmitz dans le catalogue d’exposition The Atlas Group – A Project by Walid Raad, ne cherche pas la Vérité («Not a Search for Truth» est le titre du texte de Schmitz), s’il est même possible qu’une telle vérité authentique existe, mais en révèle le caractère inévitablement construit:

Through the fictive character of The Atlas Group, Walid Raad explicitly formulates that archives and their documents, no matter in which form, are not simple reproductions of a given reality. Rather, he reveals how they are constructed using the example of the Lebanese wars. He is by no means searching for a political or historical truth, but precisely the opposite — he implies that “truth” continuously changes, or more accurately, it adjusts to the respective unique situation (2006: 45).

Une esthétique de la base de données

La forme hypermédiatique du projet, devenant ainsi une archive en ligne, permet d'autant plus de révéler la critique de l'artiste envers ces structures d'autorité et de vérité. Dans son article «The Database as System and Cultural Form: Anatomies of Cultural Narratives», Christiane Paul traite de la manière dont plusieurs oeuvres appliquent les principes et la logique de la base de données à des objets existants sous une forme analogique afin de révéler de nouvelles relations entre les éléments d’information (2007: 101). La chercheure utilise ainsi le terme «database aesthetics», que je traduis en esthétique de la base de données, afin de décrire le concept théorique permettant de révéler des motifs culturels (visuels) de connaissance, de croyance et de comportement sociaux:

The term is frequently used to describe the aesthetic principles applied in imposing the logic of the database to any type of information, filtering data collections, and visualizing data. In that sense, database aesthetics often becomes a conceptual potential and cultural form – a way of revealing (visual) cultural patterns of knowledge, beliefs, and social behavior. (2007: 95)

Toujours selon Paul, le fait d’agencer les contenus sous cette forme permettrait à plusieurs pratiques artistiques de faire allusion aux systèmes qui structurent ces informations. Il y aurait ainsi un potentiel critique à ces pratiques qui permettent de rendre visibles les mécanismes de classification: «[these projects make] the mechanisms of its classification (its database categories) transparent for viewers, allowing them to take a critical look at how the project itself constructs its metanarrative» (Paul, 2007: 105-106). Dans ce sens, le site web de The Atlas Group semble justement révéler non seulement ses propres mécanismes, mais, par le fait même, ceux des bases de données en général, qui tendent souvent à se cacher derrière l’objectivité absolue.

Selon un autre théoricien des médias, Lev Manovich, la base de données, en tant que forme culturelle, induirait également un autre genre de lecture. Dans son texte «Database as Symbolic Form», Manovich explique la différence structurelle de l'hypertexte, induisant une lecture personnalisable:

The ‘user’ of a narrative is traversing a database, following links between its records as established by the database’s creator. An interactive narrative (which can be also called ‘hyper-narrative’ in an analogy with hypertext) can then be understood as the sum of multiple trajectories through a database (2007: 46).

Le site web https://www.theatlasgroup.org produit justement ce genre d'interaction. Contrairement à une situation de contemplation dans la salle d'exposition, l’internaute naviguant sur le site web est dans une position d’engagement, dès son premier «clic».

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Vue de l'exposition de Walid Raad au MoMA, New York. 12 octobre 2015 – 31 janvier 2016. Photographie par Thomas Griesel. https://www.moma.org/calendar/exhibitions/1493?installation_image_index=17

La posture de réception est ainsi bien différente. La forme hypermédiatique du projet appelle ainsi à littéralement entrer dans les couches du projet, traversant chaque strate, jusqu’aux dossiers et enfin aux documents en soi. La lecture devient donc fragmentaire, contrairement à une vue d’ensemble en situation muséale, et suggère davantage la création d’un parcours singulier, l’internaute établissant ses propres liens entre les segments. La situation de réception en ligne permet également de sortir du cadre de l’œuvre et d’aller vérifier certaines informations sur le web. Par exemple, en entrant sur Google le nom Dr Fadl Fakhouri, peut-on déterminer s’il est une personne véritable? L’itération hypermédiatique induit ainsi la quête, la recherche d'informations.

Conclusion

Le projet de Walid Raad est connu pour sa remise en cause des notions de vérité et d’authenticité. Dans cet article, j'ai offert quelques pistes de réponses afin de montrer que sa transposition dans un contexte hypermédiatique ne fait que renforcer ce brouillage des frontières entre éléments d’ordre fictionnel et factuel. La démarche de Raad, selon moi, ne cherche toutefois pas à nous berner, mais plutôt vise à aiguiser notre regard critique. Par ces multiples obscurcissements de nos certitudes, Walid Raad nous révèle les moyens par lesquels nous arrivons à croire ou à douter.

L'itération hypermédiatique de The Atlas Group Archive induit ainsi un rapport actif et réflexif avec les documents. Loin d’avancer des certitudes ou de dresser une histoire unifiante, https://www.theatlasgroup.org va encore plus loin dans la visée du projet en invitant à un engagement5 dans la réception des archives. Grâce à l'accord entre la forme - une archive en ligne navigable - et le fond, le site web du projet nous fait non seulement douter de l’authenticité des archives, mais nous pousse aussi à remettre en cause l'autorité des procédées d'archivage et des bases de données.

  • 1. Lors de ces conférences-performances devant public, Walid Raad s'accompagnait de PowerPoint et présentait The Atlas Group. Des personnes initiées étaient alors placées dans le public par Raad afin de poser des questions prédéfinies. Voir Baumann, 2009.
  • 2. En 2006 à Montréal, la Galerie Leonard & Bina Ellen de l'Université Concordia a présenté l'exposition We Can Make Rain But No One Came To Ask: Documents from the Atlas Group Archive, accompagnée d'une publication du même titre. Plus récemment en 2015-2016, le MoMA de New York a présenté une rétrospective du travail de Walid Raad, notamment ses deux projets d'envergure: The Atlas Group et Scratching on things I could disavow (2007-en cours). Pour une liste des expositions de The Atlas Group, voir le site web de Sfeir-Semler Gallery: http://www.sfeir-semler.com/gallery-artists/the-atlas-group-walid-raad/
  • 3. Ces deux villes résonnent particulièrement avec l’artiste. Selon le site web de la Paula Cooper Gallery, Walid Raad habite et travaille à New York et à Beyrouth. Voir: https://www.paulacoopergallery.com/artists/walid-raad/biography
  • 4. Informations tirées du site web en anglais, ma traduction.
  • 5. Voir Lalonde, 2018 pour approfondir cette question de l'engagement dans la recherche en art hypermédiatique.
Pour citer: 

Tronca, Lisa. «Archives indécidables: le cas de https://www.theatlasgroup.org». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/archives-indecidables>.

Bibliographie: