L’œuvre d’art à l’époque de l’appartement communal: la notion d’aura au service d’une analyse de Ten Characters d’Ilya Kabakov

Dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, court essai dont la première version a été rédigée à Paris en 1935, Walter Benjamin développe la notion d’aura déjà élaborée dans sa Petite Histoire de la photographie (1931) afin de «rendre compte de tous les «manques» qui séparent les copies en série de leur original» (Palmier, 2006: 631). Indissolublement liée à l’origine de l’œuvre d’art – donc au présent de sa création –, l’aura nous apparaît comme étant un concept permettant d’ouvrir des pistes intéressantes dans nos recherches sur la série culturelle des œuvres qui, à la manière de la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de Georges Perec, présentent une certaine volonté d’«archiver le présent». Nous avons choisi de mettre cette hypothèse à l’épreuve dans une analyse d’une production artistique qui nous semble présenter plusieurs caractéristiques des tentatives d’épuisement: l’installation Ten Characters, de l’artiste conceptuel Ilya Kabakov. Après une brève présentation de l’artiste et de cette installation, nous observerons comment la notion d’aura qui s’y trouve mise en scène fait de cette œuvre une archive de la présence. Nous conclurons en expliquant en quoi Ten Characters peut être vue comme une tentative d’archiver le présent.

Né en 1933 dans une Ukraine faisant alors partie de l’Union soviétique, Ilya Kabakov montre très tôt des talents artistiques qui lui permettent d’être admis à l’école de l’Institut de Peinture, de Sculpture et d’Architecture de Léningrad, volet «jeunesse» de la prestigieuse Académie russe des Beaux-Arts. De 1951 à 1957, il poursuit sa formation à la Faculté d’art graphique de l’Institut Sourikov de Moscou, où, plutôt que d’entrer dans le domaine plus politique (et lucratif) de l’illustration d’affiches, il choisit de se consacrer à l’illustration de livres pour enfants. Après la fin de ses études, il en fera son métier: le livre pour enfants était alors l’un des seuls créneaux autorisés où les artistes et les poètes pouvaient se permettre un traitement du texte et de l’image qui soit ludique, absurde et irrévérencieux – du moins jusqu’à un certain point (Groys, 1998: 34).

Parallèlement à cette occupation officielle, Ilya Kabakov est l’un des co-fondateurs de la scène artistique non-officielle de Moscou, apparue à la fin des années 1950, cercle dans lequel il demeure jusqu’à ce qu’il quitte définitivement le pays à la fin des années 1980. Pour bénéficier de l’autorisation d’exercer publiquement la profession d’artiste, il fallait faire partie de l’association officielle, qui obligeait ses membres à créer des œuvres entrant dans le strict cadre du réalisme socialiste soviétique. En marge de la société, les artistes non-officiels évoluaient dans une sorte de demi-légalité. Ils devaient gagner leur vie en se consacrant à un art appliqué (comme Kabakov), en exerçant un autre métier que celui d’artiste ou en tentant de vendre leurs œuvres à un petit nombre de collectionneurs privés. Le statut social précaire des artistes non-officiels, les confinant à un certain isolement, suscitait chez eux un sentiment d’insécurité, mais leur conférait également la possibilité d’adopter un mode de vie (relativement) indépendant. Selon Boris Groys, cette situation particulière à l’artiste non-officiel est un thème récurrent dans l’œuvre de Kabakov (Groys, 1998: 32), s’y retrouvant souvent de manière encryptée ou indirecte.

Exposée pour la première fois en 1988, l’installation Ten Characters1 thématise sans contredit la situation de l’artiste non-officiel, puisqu’elle consiste en une réplique d’appartement communal2 dont chaque chambre est aménagée en fonction des projets des Dix Personnages du titre de l’exposition, qui sont autant d’alter ego de l’artiste réel. Au total, l’installation comporte, en plus des dix pièces attribuées chacune à l’un des dix personnages du titre, la chambre de celui qui a déménagé3 et deux corridors. Dans le recueil de textes Ten Characters, publié en anglais en 1989 pour accompagner une autre présentation de l’installation, cette fois au Institute of Contemporary Art de Londres, Kabakov présente les individus étranges et comiques qui peuplaient l’appartement communal de son enfance. Chacun d’eux lui semblait, explique-t-il en guise de préface, avoir une idée inhabituelle, une passion dévorante lui appartenant à lui seul. L’ensemble du projet de Kabakov présente certaines caractéristiques des tentatives d’épuisement, notamment parce qu’il s’agit de l’étude approfondie des éléments d’un ensemble fermé: les résidents de l’appartement communal. En raison de la nature de ce regroupement, dont les membres sont reliés les uns aux autres par le partage d’un lieu de vie que chacun occupe à sa manière, cette tentative d’épuisement d’un groupe de personnes s’accompagne d’une sorte de tentative d’épuisement d’un lieu, soit l’appartement communal.

Rétrospectivement, Kabakov note que, dans sa production artistique «pour lui-même» (c’est-à-dire à l’extérieur de son métier officiel d’illustrateur), une succession de genres a eu lieu:

Genres would sort of burst forth from my imagination, not dictated by anything from the outside, but rather in a way whereby they would first completely “expose themselves” […] and then disappear completely. […] None of these genres disappeared into nowhere, but rather each served as the basis and material for the next. This same thing happened with the appearance of the next genre, which still can’t fully come to an end and “exhaust” itself—the installation. (Wallach, 1996: 178)

Cette succession est marquée par une tendance générale allant des œuvres en deux dimensions vers les œuvres en trois dimensions4 et aboutissant finalement à l’installation que Kabakov nomme «totale», dont Ten Characters est la première expérimentation. Comme l’explique l’artiste, l’installation totale «absorb[s] easily and accept[s] into itself not only all forms of plastic art –drawings, paintings, objects– but also other genres: literature, music, shows, i.e., to be that very Gesamtkunstwerk which was dreamt about in the beginning of the century» (Kabakov, 1999: 247, cité par Jackson, 2010: 166). Kabakov réfère à une idée universalisante développée par le compositeur Richard Wagner dans l’essai Das Kunstwerk der Zukunft (L’Œuvre d’art de l’avenir), publié en 1849 (une cinquantaine d’années plus tôt, donc, que le «début du siècle» évoqué par Kabakov). Pour Wagner, l’œuvre d’art du futur ne peut advenir que par l’inclusion et la dissolution de chacune des formes d’art dans la matérialité d’un tout. Dans un entretien avec les historiens de l’art Margarita et Victor Tupitsyn en 1991, Kabakov avait déclaré s’intéresser particulièrement au type d’installation qui transforme la pièce jusque dans ses moindres détails, recréant à neuf tous les paramètres de l’espace (Kabakov, 1999: 63). À la fois médium et atmosphère enveloppant tant la personne qui regarde que ce qui fait l’objet de ce regard, l’installation totale parvient à abolir la frontière entre l’œuvre et le public, réalisant ainsi un vœu formulé –mais non réalisé– par Wagner:

Although Wagner speaks of the Gesamtkunstwerk as an event that erases the border between stage and audience, the Festspielhaus in Bayreuth, which was built under the Wagner’s direction, not only did not erase this border but even radicalized it. The contemporary theater, including Bayreuth, uses more and more art, especially contemporary art, on stage, but still does not erase the difference between stage and audience. […] However, at an artistic or curatorial installation, the public is integrated into the context of the art –the installation space– and becomes a part of it. (Groys, 2016: 19)

Dans Ten Characters, l’aspect totalisant et multisensoriel de l’installation participe à la tentative d’épuisement: à l’espace blanc et bien éclairé de la galerie Ronald Feldman Fine Arts de New York, Kabakov substitue une série de pièces exiguës construites à l’aide de panneaux de bois gris-bleu, sans fenêtres et faiblement éclairées par des ampoules nues pendant du plafond au bout d’un fil électrique. Chacune de ces pièces porte non seulement les traces ou le résultat de l’idée de l’artiste qui l’habite, mais aussi l’explication de sa démarche sous forme de textes inscrits sur des affichettes accrochées aux murs, dont la lecture, en raison de l’éclairage inadéquat, se révèle plutôt ardue. Les «artistes» sont eux-mêmes absents de ce décor, néanmoins habité par un environnement sonore constitué de voix humaines: Amei Wallach rapporte que la voix de quelqu’un qui fredonne pour lui-même de vieilles romances, parfois troublée par des interruptions ou des quintes de toux, résonne dans l’installation (228); John Russell, dans son compte-rendu de l’exposition pour le New York Times, mentionne que l’expérience proposée par l’installation «is heightened and rounded off by the taped voices of people who talk the day through in the collective kitchen» (Russel, 1998).

L’entretien que nous évoquions un peu plus tôt comporte plusieurs autres éléments permettant de mieux saisir la compréhension que se fait Kabakov de l’installation en tant que médium/genre artistique. Margarita Tupitsyn propose la métaphore de l’installation comme un substitut de grotte: en ce sens, elle serait une sorte de manifestation créative archaïque, un retour aux origines de l’art, traditionnellement assimilées aux peintures rupestres (Kabakov, 1999: 64). Victor Tupitsyn va dans le même sens en affirmant qu’après la marchandisation à outrance de l’art dans les années 1980, l’intérêt porté à l’installation démontre une tentative, une volonté d’en revenir à un art «auratique»; Kabakov acquiesce: selon lui, «installation is clearly a crude attempt to reunite art with ritual» (1999: 66).

Une parenthèse sur la notion d’aura, à partir des écrits de Walter Benjamin et de certains de ses exégètes, s’avère ici nécessaire avant de poursuivre notre analyse de l’installation Ten Characters. Conceptualisée au moment de son déclin –lié tant à l’expansion des moyens de reproduction mécanisée qu’à l’apparition des masses sur la scène historique–, l’aura résume plusieurs éléments découlant de ce que l’œuvre d’art «contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique» (Benjamin, 2003: 16). Cette «origine» est à entendre d’abord au sens de ce qui est originel: l’aura se fonde sur la valeur d’usage première de l’œuvre d’art, que rappelle Walter Benjamin en expliquant que «les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel magique d’abord, puis religieux» (22). Bien qu’il reconnaisse que la fonction de l’art s’est sécularisée avec le temps, Benjamin affirme que l’origine rituelle de l’art joue toujours un rôle dans le mode d’existence de l’œuvre d’art authentique: celle-ci «ne se dissocie jamais absolument de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur unique de l’œuvre d’art “authentique” se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et première» (22-23), bien que ce fondement devienne, peu à peu, indirect. Le spectateur a effectivement de plus en plus tendance à substituer l’unicité de ce qui apparaissait dans l’image cultuelle par l’unicité empirique du créateur ou de son activité créatrice, ce qui permet d’entendre l’«origine» non seulement comme celle de l’œuvre d’art en général, liée à sa valeur rituelle, mais aussi comme celle de l’œuvre d’art en particulier. Il faut donc comprendre l’origine également au sens de ce qui est original, de ce «[q]ui émane directement de son auteur, de sa source, et qui a été ou qui est susceptible d'être reproduit» (Centre national de Ressources textuelles et lexicales). Ainsi, l’art se sécularisant, «[l]a valeur cultuelle de l’œuvre a trouvé refuge, hors de la dimension magique, dans la glorification de la beauté, de l’unicité de l’artiste, de l’authenticité de sa création» (Palmier: 643. Mais même ces refuges se voient ébranlés par l’avènement de la reproductibilité technique: la multiplicité des exemplaires mettent en péril le hic et nunc de l’œuvre d’art, l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve ainsi que sa double appartenance temporelle, au passé de sa création et au présent de sa réception.

Nous aurons compris que le phénomène de l’aura s’inscrit du côté de la réception de l’œuvre d’art, qu’il s’agit d’une «[p]erception esthétique, [d’un] phénomène de conscience, lié à une rencontre entre un sujet ET un objet, […] appartenant moins à l’œuvre comme qualité intrinsèque qu’à la “Sinngebung”, à la donation de sens» (Palmier: 634). Ce mode de perception qu’induit le phénomène auratique est contemplatif: «celui qui se recueille devant une œuvre d'art s'y abîme, explique Benjamin; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut» (Benjamin, 2003: 71).

Mise en scène de l’aura

Cet exemple servira de chemin de traverse nous ramenant à Ilya Kabakov et à son art de l’installation totale, puisque l’idée d’entrer dans la peinture se trouve, selon l’artiste, à l’origine de l’art de l’installation est-européen: «The origins of the East European installations lie in painting. Here the viewer falls into the painting, makes the passage to the other side of the glass, enters into the painting» (Storr, 1995: 125). À ce titre, il apparaît significatif que le recueil et l’installation Ten Characters s’ouvrent sur un personnage qui vit une expérience de ce type: il est possible de déceler, dans The Man Who Flew into His Picture, une mise en scène de l’aura qui se joue à plusieurs niveaux.

Le premier de ces niveaux se passe presque d’explication; il suffit de remarquer que cette partie du de l’installation, met en scène la notion d’aura en reprenant, presque intégralement, l’exemple donné par Walter Benjamin pour illustrer la qualité d’attention propre à une œuvre auratique.

La seconde mise en scène de l’aura se situe à un niveau microscopique: non seulement la situation globale inventée et représentée par Kabakov se rapproche-t-elle de celle du peintre chinois, mais la description que donne le texte de l’état de celui qui disparut dans son tableau comporte plusieurs traits s’apparentant à des éléments que Jean-Michel Palmier a identifiés, dans certains écrits de Benjamin, comme pouvant être rattachés au phénomène auratique (Palmier: 637). Palmier évoque un sujet passif «qui est brusquement envahi par les images et leur tonalité» (637); le «sentiment que les choses “prennent la parole d’elles-mêmes”« (Palmier: 637); des «halos lumineux» (Palmier: 637); la «fusion du sujet avec les objets»; la «tonalité onirique» (Palmier: 637). Tout cela se retrouve dans The Man Who Flew into His Picture. L’homme est, au début du texte, éminemment passif: contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, il semble que ce n’est pas l’artiste qui «plonge» dans son tableau, mais bien le tableau qui envahit l’artiste. L’homme semble à la merci des atmosphères et des choses: alors qu’il observe son image sur le grand panneau blanc, «a strange, surprising state envelops him. The white board stops being just a white board and becomes for him […] a white fog» (7) . Se dispersant, ce brouillard laisse place à des halos lumineux: «the “white” […] gradually turns into an enormous bright expanse pierced by an even, sparkling light […] [that] simultaneously stands still and flows from some infinite distance, from some sort of good and wonderful source» (7). Il s’approche du tableau, s’assoit. C’est à ce stade que se produit la fusion entre l’homme et sa figure peinte, qui alors s’anime:

[A]t that moment he merges with the little, plain figure that he had drawn. But this figure changes, too. It stops being just a drawn image. [E]ntirely alive and real (though only very small […]) the figure moves smoothly, quietly and uninterruptedly away from him into the infinite depth from where the light is shining (7).

Comme dans un rêve, certains éléments paraissent contradictoires: la lumière est à la fois immobile et affluante; l’homme est à la fois dans et devant le tableau: «At the same time that he is following the departing figure with all his soul, the other half of his consciousness clearly realises that he is sitting completely immobile in his lonely room» (7).

La troisième mise en scène de l’aura réalisée dans et par The Man Who Flew into His Picture se situe à un niveau macroscopique: la disparition de l’homme dans son tableau peut être lue comme une métaphore de la situation des visiteurs dans l’installation «totale». Littéralement engloutis par l’œuvre pour le temps que dure leur parcours, ceux-ci en viennent à un niveau de conscience particulier, ici dépeint par Amei Wallach:

[B]efore the “total” installation the viewer was free and distanced in his consciousness in relation to what was being viewed. But finding himself “inside” the installation world, he loses this freedom and a “beyond the mirror” effect is created, in which the viewer, recognizing familiar objects all around him, sees both them and himself in some sort of different dimension, not an entirely real one, but not entirely ephemeral and transparent either. (Wallach, 1996: 5)

Par cette dernière phrase, un rapprochement s’établit entre l’effet produit par l’installation «totale» sur celui qui la visite et l’état de l’homme qui disparut dans sa peinture: le visiteur n’est ni tout à fait dans le monde réel, ni tout à fait dans l’œuvre, de la même manière que l’homme n’est ni tout à fait dans le tableau, ni tout à fait dans sa chambre.

Archive de la présence

En cela, «l’homme qui disparut dans son tableau» se distingue du peintre chinois évoqué par Benjamin. Comme l’indique le philosophe dans une évocation plus détaillée de la légende, le vieil artiste disparaît bel et bien dans sa peinture, et sans inquiétude: «quand les amis se retournèrent pour voir le peintre, celui-ci était parti, il était dans le tableau. Il prit le sentier étroit qui conduisait à la porte [de la maisonnette peinte], s’arrêta devant elle, se retourna, sourit et disparut dans l’entrebâillement» (Benjamin, 1978: 76). Le personnage de Kabakov, lui, agit plutôt de sorte à maintenir sa «duplication»: il cherche à engager un tiers qui l’observerait en silence, pensant ainsi éviter que le sol sous ses pieds ne disparaisse complètement –et lui à sa suite. Or, si le texte permet au personnage d’entretenir cette double présence, à la fois dans la pièce et dans le tableau, il en va autrement dans l’installation. L’homme est absent; il n’en demeure que sa chaise vide, devant le tableau. Ici, l’installation totale, à travers la mise en scène de l’aura, prend le rôle d’archive de la présence. Il était là, mais n’y est plus –ou, du moins, c’est l’impression (qui doit être) suscitée chez le visiteur: de la même façon qu’il «ne peut y avoir apparition que s’il n’y avait, au départ, rien» (Gervais, 2008), il ne peut y avoir disparition s’il n’y a pas, d’abord, eu quelqu’un. Selon Kabakov, l’effet que doit produire une installation relève de deux types de présence. La première, liée au sacré, vient en partie de ce que l’installation, située dans cette «nouvelle église» qu’est le musée, en absorbe le prestige. «Today, the space of the museum is a place where the Holy Spirit dwells» (Kabakov, 1999: 67), explique l’artiste. Pénétrant dans une installation jonchée de détritus, encombrée de déchets, le visiteur a néanmoins conscience d’être dans un temple. Le second type de présence prend naissance dans l’angoisse provoquée par le fait d’entrer dans un endroit inconnu. S’avançant dans cet espace clos –et, comme souvent chez Kabakov, plutôt sombre– qu’est l’installation totale, le visiteur ne sait pas ce qui l’attend:

[The viewer] is, as it were, on the border between the museum and the space beyond the museum. But there is another aspect as well. Usually, viewers who look at a painting have to see a large part of the wall beside it. Or, when they look at a sculpture, they try to hold in their field of vision, first, the works standing next to it and, second, the people on the right and the left. In other words, viewers have to remain in a safe zone of spectatorship. Here, the trick is that they are invited to walk through unfamiliar territory - for what is an installation? It is a place for walking, in which every point is related to a new level of danger. Basically, there is no guarantee that Petrovich won't appear from around the corner and hit the viewer in the face yelling, “What are you walking around here for, you son of a bitch?”(Kabakov, 1999: 69)

À en croire le témoignage de Robert Storr, les installations de Kabakov parviennent bel et bien à créer ces effets de présence:

Now that the Soviet Union has collapsed, Kabakov has, in effect, become its principal archaeologist. Which is why, when you explore the penumbral catacombs of the artist’s major installations, you feel a disquieting hush like that which one might experience on entering a tomb. This eerie sensation is the effect of knowing that someone else has been there before, coupled with the illogical but irresistible intuition that they have just left or still linger in a supernatural suspension just beyond your range of perception. The over-turned benches, abandoned ladders, discarded scraps of paper, and paintings propped against walls are the signs of previous occupants. Metaphysical traps as much as metaphorical constructs, Kabakov’s rooms thus combine the terrible loneliness of solitary confinement with the press of spectral crowds. (Storr dans Wallach, 1996: 7)

Les deux types de présence qu’évoque Kabakov et qui transparaissent dans le commentaire de Robert Storr rappellent ce que nous avons identifié, à la suite de Benjamin, comme étant les fondements de l’aura: la présence sacrée renvoie à l’origine immémoriale de l’art, tandis que la présence «séculaire», — dans ce cas-ci celle artistes fictifs ayant «habité» l’appartement communal — renvoie plutôt au caractère original de l’œuvre d’art, basé sur l’unicité de l’artiste qui l’a créée.

Tentative d’archivage du présent

Au-delà de cette archive de la présence, il est aussi possible de lire dans cette installation une tentative d’archivage du présent, surtout concentrée dans le texte – et dans la chambre de – The Man Who Never Threw Anything Away. L’idée exposée dans cette partie de l’œuvre est en elle-même une tentative d’épuisement, puisqu’il s’agit de l’archivage systématique que fait le personnage des objets dont il n’a plus besoin: soigneusement conservés, ceux-ci sont associés à une brève description du moment de leur utilisation ou encore de celui où ils ont cessé d’être utiles – instants qui, parfois, coïncident.

Dans «Grandeurs et misères de l’utopie ou “l’homme qui ne jetait jamais rien”», Johanne Villeneuve compare cette accumulation à une «épaisseur visible de temps» (Villeneuve, 1999: 233). Mais quel est ce temps? Peut-on vraiment parler au passé de ces objets qui demeurent présents longtemps après la fin de leur durée de vie utile? Il est permis d’en douter, d’autant plus que leur archivage ne se présente pas comme étant aussi rigoureux qu’il devrait l’être. Effectivement, les quelques exemples d’étiquetage des objets et des notices y étant associées dans les registres tenus par l’homme qui ne jetait jamais rien ne parviennent pas à réellement les ancrer dans un passé perfectif, en raison de la présence de déictiques: deux des trois exemples de notices fournis par le texte indiquent que les objets auxquels ils sont rattachés ont été utilisés «l’année dernière» 5; le troisième mentionne que l’homme a trouvé l’item «le 17 février» (Kabakov, 1989: 45) –on suppose qu’il s’agit du 17 février de l’année courante au moment où la notice a été écrite, puisque l’année n’est pas précisée. Enracinées dans le contexte de leur énonciation, ces indications temporelles s’actualisent perpétuellement, rattachant les objets à un temps qui est certes passé, mais qui ne décroche jamais du présent.

Le fait qu’aucune date précise ne soit mentionnée dans «The Man Who Never Threw Anything Away» apparaît d’autant plus curieux que certains des autres textes du recueil en comportent: par exemple, il est précisé que «The Man Who Flew into Space from His Apartment» a effectué son décollage le 14 avril 1982 (Kabakov, 1989: 13) et que l’étude par le comité d’entretien du logement des plaintes formulées contre «The Composer Who Combined Music With Things and Images» date du 12 mars 1966 (Kabakov, 1989: 25).

Plutôt anodine dans le recueil de textes, puisque celui-ci ne suppose pas de temporalité uniforme, cette différence d’une seizaine d’années se révèle autrement plus significative dans l’installation. Partageant un même lieu, les chambres de tous les personnages –que le spectateur observe au cours de sa déambulation dans le couloir comme s’il s’agissait des cages d’un zoo ou de salles d’hôpital dont les portes seraient ouvertes (Wallach, 1996: 228), à la différence près que le visiteur peut y pénétrer afin d’observer les lieux de plus près– se trouvent à partager un même temps, en dépit de ce que peuvent indiquer les textes explicatifs de chacune des pièces. En ce sens, l’installation devient le lieu d’une certaine contemporanéité comprise «comme une cotemporalité, […] une concordance de temps multiples» (Ruffel, 2016: 15).

Comme le rappelle Johanne Villeneuve, le totalitarisme avait érigé la négation du temps «comme condition nécessaire au contrôle de la société» (236). Elle explique cette affirmation à partir de la lecture que fait Jean-Pierre Dupuy de la pensée de Bergson: «Le totalitarisme […] repose sur l’idée qu’il existe un lieu central – lieu du pouvoir, lieu de raison– d’où il est possible d’accéder au sens global […] Dès lors, il n’y a de place pour aucun imprévu, aucun manquement aux nécessités de l’histoire» (Dupuy dans Villeneuve: 236)… donc pour aucune création. À cette volonté de «nier le temps», Kabakov oppose, nous l’avons vu, une concordance de temps multiples, se présentant à travers une pléiade d’entreprises créatrices. La plus significative, à cet effet, est celle de l’homme qui ne jetait jamais rien: en mettant en scène une quantité phénoménale de détritus, extraits de «cette matérialité grossière souvent niée par la transparence cristalline du monde utopique» (Villeneuve: 227), l’artiste fait en sorte que «l’activité créatrice résiste, et que le temps semble émerger de nouveau comme présent: le temps présent qu’exige la présence à ces choses marquées précisément par ce qu’elles ont perdu, par ce qu’elles ne sont plus» (Villeneuve: 237).

La notion d’aura, telle qu’élaborée par Walter Benjamin, s’est révélée pertinente à la compréhension du concept d’«installation totale» chez Ilya Kabakov et à l’analyse de son œuvre Ten Characters. Nous avons montré la façon dont la «mise en scène» de l’aura, à plusieurs niveaux, par divers éléments de l’installation et des textes du recueil accompagnant son exposition à l’Institute of Contemporary Art de Londres, résulte en une archive de la présence entendue tant en son sens sacré que séculaire. Finalement, nous avons mis en lumière la façon dont l’œuvre, résistant à l’idée totalitaire de négation du temps, tant par les activités créatrices qui y sont présentées que par la cotemporalité qui émerge en son sein même, archive le présent. Le paradoxe que comprend cette expression, «archiver le présent», évoque celui que comporte l’énigmatique définition de Benjamin lorsqu’il parle de l’aura comme étant «l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il» (Benjamin, 2003: 22), car que sont les tentatives d’épuisement du quotidien, sinon l’unique apparition d’un présent, si révolu soit-il? Ce n’est plus la maîtrise d’un art ou l’unicité de l’artiste qui fonde l’authenticité de l’œuvre, ni son caractère sacré, mais bien le moment à la fois banal et singulier qu’elle parvient à encapsuler. 

  • 1. Nos recherches ne nous ont pas permis d’établir avec certitude le moment où les textes mis en scène dans l’installation Ten Characters ont été écrits, à l’exception de «The Man Who Never Threw Anything Away», rédigé vers 1977 (date mentionnée dans Merewether, 2006: 32).
  • 2. C’est-à-dire un type d’habitation courant à Moscou et à Léningrad, créé après la révolution de 1917 par la conversion d’appartements luxueux en logements destinés à recevoir plusieurs familles, où chacune était confinée dans une seule pièce aux dimensions souvent réduites et où les espaces communs, comme la cuisine, étaient partagés (Kabakov, 1989: 50). Désormais, les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte.
  • 3. Pièce décrite dans le texte intitulé «The Rope (The Abandoned Room)», à la fin du recueil (Kabakov, 1989: 48).
  • 4. Tendance soulignée par Wallach, 1996: 95.
  • 5. «I took these from Nikolai last year, but I didn’t return them, for some reason»; «Volodya and I had lunch last year when he was passing through on his way from Voronezh» (Kabakov, 1989: 45, nous soulignons).
Pour citer: 

Brassard, Florence. «L’œuvre d’art à l’époque de l’appartement communal: la notion d’aura au service d’une analyse de Ten Characters d’Ilya Kabakov». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/loeuvre-dart-lepoque-lappartement>.

Bibliographie: