Plusieurs auteurs ont constaté la façon dont l'arrivée de la télévision dans les foyers au cours du 20e siècle a changé la dynamique entre l’être humain et son environnement. La démocratisation de la télévision durant les années 1960 a rendu possible la connaissance d'un événement au moment même où celui-ci se déroulait. Nous n'avons qu'à penser au couronnement d'Élisabeth II (le premier événement diffusé massivement en direct), ou à un exemple plus connu: l'assassinat de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby devant les caméras. Cette instantanéité de l'information s'est accentuée au fil du 20e siècle pour atteindre son paroxysme avec l'effondrement des deux tours du World Trade Center, qu'il serait possible de qualifier comme l'événement par excellence de cette culture de l'écran. Inversement, il nous apparaît clairement aujourd'hui que même le non-événement est observable en direct depuis nos ordinateurs. Depuis les années 1990, la miniaturisation et la multiplication des caméras vidéo et des appareils photo, combinées à l'émergence du web ont transformé notre rapport à la réalité. Contrairement à la télévision, le «live streaming» ne coûte pratiquement rien: il suffit d'une webcam et d'une connexion Internet pour diffuser en continu, d'où cette augmentation des vues possibles sur notre environnement. Tout se passe comme si cette prolifération de caméras et de webcams nous permettait maintenant d'observer le monde dans sa plus pure banalité, dans son quotidien et, par le fait même, d'en épuiser le sens et de remettre en question la manière dont nous appréhendons le sensible. Nous amorcerons, dans ce texte, une réflexion générale sur la diffusion en direct sur Internet en analysant trois occurrences de ce phénomène d'épuisement, puis nous nous intéresserons à The Body Artist de Don DeLillo, qui utilise une scène de «live streaming» au sein de sa diégèse.
Le «live streaming» comme dispositif
Les caméras de surveillances routières, qui sont parfois disponibles en «streaming» sur Internet, permettent à l'utilisateur d'observer différents lieux de la planète. Que ce soit une intersection achalandée en Thaïlande ou une rue déserte de Finlande, le monde semble observable dans son ensemble. Plus généralement, la possibilité de regarder notre environnement sur Internet peut se faire dans le microscopique autant que dans le macroscopique. Sur la chaîne Earth from Space de YouTube, il est possible d'observer la Terre depuis la Station spatiale internationale grâce à une webcam. La diffusion se fait en temps réel, en continu et sans aucune interruption. De manière similaire, le site Life Forms Under the Microscope propose à l'internaute d'observer, toujours en direct, différentes formes de vie dans une goutte d'eau grâce à un microscope branché en permanence sur le web. Ces deux exemples de «live streaming» témoignent de la possibilité d'observer notre environnement sous toutes ses facettes, dans sa forme la plus large (le monde dans son ensemble), autant que dans sa forme la plus restreinte et microscopique. La compagnie Livestream, l'une des principales plateformes permettant la diffusion en direct sur Internet, utilise le slogan «It's different when it's live» sur la page principale de son site web. Cette formule démontre explicitement que la caractéristique primordiale du «live streaming», la diffusion en temps réel, distingue le processus d'une simple vidéo. L'adéquation entre le temps de celui qui observe et le temps de l'objet médié a deux effets principaux. Premièrement, la vidéo semble généralement véridique au spectateur, car aucune coupure ou aucun montage n'est possible dans les conditions du «live streaming». Il est difficile, voire impossible, d'altérer, de déformer ou de sélectionner les éléments qui seront diffusés de cette manière sur Internet. La diffusion en temps réel et en continu, en plus du cadre fixe de la caméra assurent une certaine transparence à l'égard de l'objet qui est filmé. Conséquemment, ce qui est observé par le spectateur est garant d'une certaine vérité, car il ne peut s'agir d'une fiction ou d'un trucage. Autrement dit, le parallélisme entre le temps de l'objet et le temps vécu par le sujet donne à celui-ci le sentiment d'observer la réalité. Deuxièmement, l'instantanéité d'un événement diffusé de cette manière permet au spectateur de s'inclure dans l'action qui est en train de se dérouler. Même si l'événement est minime ou sans importance, le spectateur a le sentiment d'être le témoin privilégié de ce qui se déroule sur son écran. La possibilité d'observer un événement hors de l'ordinaire, un accident par exemple, mais aussi le quotidien le plus banal des individus filmés, structure l'observation qui est faite de cette «réalité» médiée par le «live streaming». Une certaine forme de voyeurisme est donc sous-jacente à la diffusion en continu de notre monde.
De façon plus générale, le phénomène du «live streaming» apparaît comme l'un des derniers jalons en date d'une tentative fantasmée de posséder le monde dans son entièreté. De la même manière que Google Maps, le «live streaming» participe à une uniformisation du monde en nous donnant à voir les aspects les plus banals et futiles du quotidien. Il s'agit ici du fantasme de posséder le monde dans son ensemble, de l'épuiser totalement en posant notre regard sur son entièreté. Chaque évolution technique brusque la conception que l'Homme a du monde. La connaissance de son environnement et du monde a crû de façon exponentielle au cours des deux derniers siècles. Nous n'avons qu'à penser à l'apparition du train, puis de la voiture et de l'avion pour nous convaincre que le monde n'a fait que rapetisser et se réseauter depuis les débuts de l'industrialisation. Les vides sur les cartes d'autrefois se sont peu à peu comblés pour finalement ne laisser à l'Homme qu'un territoire de plus en plus facilement accessible et cartographié, où il peut désormais assouvir sa soif de connaissances. Jean-Didier Urbain, dans L'Idiot du voyage, traite du changement entre le voyage du pèlerin (au Moyen Âge) et le voyage du touriste contemporain. Le premier se déplace par nécessité, sur un territoire dangereux et inconnu, le second par plaisir, sur un territoire balisé et normé. La ville est le seul endroit sécuritaire pour cet individu: «on comprendra alors que la ville ait émergé comme une île accueillante dans l'univers de ce voyageur. Elle est la borne, le repère dans un monde encore flou, dénué d'une véritable cartographie coïncidant avec un système stable de communication: un réseau» (Urbain, 1993: 182). Autrement dit, la mise en place de réseaux de communication, mais aussi de transport (réseau ferroviaire et lignes aériennes) a transformé le rapport que nous entretenons avec notre univers. En effet, le monde, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'est fortement réseauté au moyen de ces technologies. Les chemins de fer et les routes tissent une toile qui recouvre l'ensemble du monde. Depuis l'arrivée d'Internet, on assiste désormais à la mise en place de ce que l'on pourrait qualifier d'un métaréseau, où la multiplication des webcams et des caméras (comme nous l'avons abordé plus haut) plaque une nouvelle couche de relations (significations) sur un ensemble déjà saturé. Par conséquent, l'altérité est beaucoup plus facilement envisageable: quelques minutes suffisent pour voir la réalité et le quotidien de l'Autre.
L'analogie entre le tourisme et le «live streaming» peut sembler arbitraire, mais dans les deux cas, le même enjeu est à la base de notre réflexion: le regard que pose l'Homme sur un objet ou sur le monde. Urbain souligne que la pratique du tourisme est fondée sur l'image que l'individu capture plutôt que sur la découverte de l'objet dans sa singularité. Autrement dit, le «fantasme» de posséder le monde trouve un exutoire à travers la pratique moderne du tourisme. Comme Urbain l'explique, en reprenant à son compte les thèses du sociologue américain D. MacCannell: «“le tourisme va non vers les choses, mais vers les images des chosesˮ, c'est-à-dire, vers “la chose réduite au signe ou même au signalˮ» (Urbain, 1993: 120). Le touriste, ou tout individu confronté à l'altérité, se construit une image de la chose qu'il observe. C'est le «syndrome de la carte postale» que Barthes décrit de façon ironique en ces mots:
Le Guide bleu ne connaît guère le paysage que sous la forme du pittoresque. Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du XIXe siècle) que Gide associait justement à la morale helvético-protestante et qui a toujours fonctionné comme un mixte bâtard de naturisme et de puritanisme (régénération par l'air pur, idées morales devant les sommets, l'ascension comme civisme, etc.). Au nombre des spectacles promus par le Guide bleu à l'existence esthétique, on trouve rarement la plaine (sauvée seulement lorsque l'on peut dire qu'elle est fertile), jamais le plateau. Seuls la montagne, la gorge, le défilé et le torrent peuvent accéder au panthéon du voyage, dans la mesure sans doute où ils semblent soutenir une morale de l'effort et de la solitude (Barthes, 1957: 114).
Barthes explique que le touriste vise souvent à atteindre les endroits les plus éloignés de son quotidien. Autrement dit, il tente d'échapper à la banalité de sa vie en visitant des lieux «exotiques» difficilement atteignables. Le «pittoresque» ainsi décrié par Barthes est l'image de la chose recherchée par le tourisme. Le «live streaming» permet d'observer des lieux «pittoresques» ou hors de l'ordinaire et d'en épuiser le sens en rendant ces lieux accessibles. Cependant, il permet aussi de regarder le «plateau» ou tout environnement qui «n'en vaut pas la peine». De cette manière, il y a une uniformisation qui est causée par cette possibilité d'observer n'importe quel endroit sur la planète. Bien qu’il y ait une différence entre «voir» l’altérité et être «présent» devant l’altérité, l’exotisme des lieux est inexorablement contaminé par la possibilité que nous offre le dispositif du «live streaming». Il est aussi possible d'appréhender, face à l’apparition de la réalité virtuelle dans le marché, une accélération de cette uniformisation entre le «vrai» et le «faux».
Le «live streaming» dans The Body Artist de Don DeLillo
The Body Artist de Don DeLillo se déroule dans une maison louée par Lauren, le personnage principal, près de la mer. Il s'agit d'un lieu isolé, loin de la ville et de son agitation, dans un vieil édifice en bois beaucoup trop grand. À cet endroit, les jours semblent se confondre les uns avec les autres, «leur identité même» (DeLillo, 2003: 21) est remise en question. Le roman raconte le quotidien de Lauren, une artiste faisant le deuil de son mari Rey Robles, qui s'est suicidé peu de temps auparavant. Quelques jours après l’enterrement et les formalités inhérentes à la mort de son mari, elle découvre un individu au second palier de la bâtisse qu'elle nommera M. Tuttle. Cet énigmatique compagnon de deuil s'intégrera à la vie de Lauren pour une courte période, puis disparaîtra aussi mystérieusement qu'il est apparu. Cette rencontre est décrite très sobrement par le narrateur:
Elle le découvrit le lendemain dans une petite chambre donnant sur la grande pièce vide, à l'extrémité du couloir du deuxième étage. Il était assez petit et frêle et elle le prit d'abord pour un enfant avec ses cheveux blond sable, tiré d'un profond sommeil ou sous l'effet de médicaments peut-être. (DeLillo, 2003: 41)
La description physique du personnage se bornera, tout au long du récit, à ces quelques traits: il est blond, petit, son visage est fin avec un menton fuyant, et son corps semble avoir de la difficulté à se fixer dans l'espace, un peu comme s'il avait de la difficulté à garder une forme physique, à exister dans la réalité de Lauren. Plusieurs hypothèses sont toutefois avancées pour tenter d’expliquer les raisons de la présence de cet homme dans la maison: il pourrait s’agir d'un esprit ou d'un homme souffrant d'une déficience quelconque. Toutefois, aucune explication ne nous semble plus probante qu’une autre: l'improbabilité de cette présence est utilisée par DeLillo tout au long du récit pour laisser le lecteur dans une indétermination constante. Nous croyons que cette indétermination vise à développer une réflexion à propos du corps et de nos perceptions de la réalité dans nos sociétés contemporaines, plus particulièrement, face à l'émergence des nouvelles technologies informatiques. Cette apparition remet en question la manière dont nous existons dans le monde contemporain. Nos existences sont, au même titre que le personnage de M. Tuttle, difficilement déterminables de façon définitive: les technologies contemporaines ouvrent la porte à des transformations et à des bouleversements inquantifiables.
La difficulté d'avoir une emprise sur le monde, par le biais de l’hallucination, est un thème qui revient tout au long du récit et qui correspond également à cette problématique. À plusieurs reprises dans le roman, les perceptions de Lauren semblent lui faire défaut. Par exemple, ce qu'elle croit être un homme assis sous le porche d'une maison n'est en réalité qu'un amas de pots de jardin (60). Un peu plus loin dans le récit, un écureuil mort qu'elle voit dans une allée se révèle n'être qu'un lambeau de toile (111). Pourtant, dans ces deux cas, l'affect qui est ressenti lors de ces événements est aussi puissant que s'il s'agissait véritablement de ce qu'elle croyait apercevoir. Même si l'écureuil décapité n'est qu'un produit de son imagination, elle ressent: «un petit mélange d'effroi et de pitié» (111). Ces deux exemples illustrent la problématisation de la perception de l'individu sur l'espace qui l'entoure en œuvre dans The Body Artist. Lauren ne peut plus se fier à ce que ses sens lui dictent, elle remet donc en question l'espace qui l'entoure et la façon de le percevoir. Comme nous le verrons, le «live streaming» et le personnage de M. Tuttle restructurent la manière d'envisager le rapport du corps au monde à l'ère de l'informatique.
Lauren, durant son deuil, est fascinée par une vidéo en direct de Kotka, une petite ville de Finlande, qu'elle observe depuis son ordinateur. La vidéo montre une rue à deux voies qui est filmée par une caméra de surveillance en pleine nuit. Il ne s’y déroule pratiquement rien. Parfois, une voiture passe, mais la majorité du temps, il ne s'agit que de la rue vide avec le cadran numérique dans le coin droit qui indique l'heure locale.
Elle regardait défiler une vidéo en direct d'une route à deux voies dans une ville de Finlande, et elle regardait l'écran. C'était intéressant pour elle parce que cela se passait à l'instant même, pendant qu'elle était assise là. [...] Il était 3 heures du matin à Kotka et elle attendait qu'il passe une voiture. Elle ne se demandait pas qui était dedans. C'était simplement la réalité de Kotka. C'était l'impression d'organisation, un lieu contenu dans un cadre implacable, tel qu'en lui-même sous tes propres yeux. (57)
Lauren s’intéresse à la réalité de Kotka au moment où elle se trouve devant son ordinateur. Par conséquent, elle ne s'identifie pas aux habitants qui sortent ou entrent de la ville, mais plutôt à la distorsion de la réalité que permet Internet par le biais de la caméra web, du «live streaming» et à la possibilité de lier ces deux réalités dans une même temporalité. Autrement dit, il ne s'agit pas d'une identification ou d'une projection dans la réalité des individus de la vidéo, mais bien d'une résurgence de cette réalité sur celle de Lauren. Il s'agit d'une liaison entre deux espaces, deux temporalités, rendue possible par le web. Le «cadre implacable» permet ce passage d'un endroit à l'autre. Cet adjectif suggère aussi la force inexorable de ce média et de la réalité ainsi projetée grâce à Internet, en plus de l’évident voyeurisme du geste. Le fait de regarder à leur insu les gens qui circulent sur cette route, d'exposer ces vies en temps réel, rappelle cet excès du regard qui fait désormais partie de notre société. Lauren imagine même qu'une personne pourrait se masturber en regardant cette vidéo, devant l'apparition ou l'absence de voitures. Cette vidéo, bien que dépourvue de tout érotisme, propose la dernière étape d'un voyeurisme poussé à l'extrême. La banalité de la vidéo ne semble pas porteuse d’érotisme, contrairement au médias lui-même et aux possibilités qu’il permet. Dans ce contexte, la réflexion de Peter Boxall à propos du roman et du rapport que celui-ci entretient avec le temps et l'espace s'impose:
The capacity of internet technology to link two places in real time, to make such an immediate connection between here and there, speaks for Lauren of the kind of melting of spatial and temporal distinctions that is a consequence and a condition of mourning [...] This little slip of space and time, hanging in a kind of anonymous suspense, containing a road that, as in the set of Beckett’s Godot, both approaches and recedes, becomes representative of the coordinates of cyberspace itself. In the new space and time of electronic globalisation, approaching is indistinguishable from receding, here can morph into there. (Boxall, 2006: 180)
Comme le dit Boxall, la notion de présent se transforme dans The Body Artist, car celui-ci n'est plus une caractéristique du monde immédiat qui entoure les personnages. Les technologies, et plus particulièrement Internet, leur donnent accès à deux endroits simultanément, mais aussi à un temps partagé, que ce soit Kotka en Finlande ou la Station spatiale internationale. Un peu plus loin dans le récit, Lauren s'imagine que M. Tuttle vient de Kotka, qu'il est venu du «cyber-espace, surgissant de son écran d'ordinateur au milieu de la nuit» (DeLillo, 2003: 44). Le fait d'appartenir à deux temporalités projette M. Tuttle «dans une autre structure, une autre culture, où le temps est proche de sa vraie nature, pure et nue, dépourvu de protection» (DeLillo, 2003: 92). M. Tuttle semble exister à la fois dans le passé, le présent et le futur. Par exemple, au cours du récit, il utilise des expressions que Lauren n’a jamais prononcé devant lui. M. Tuttle répète aussi certains dialogues que Lauren et son mari Rob ont eus dans la maison plusieurs mois avant son suicide. En bref, ce personnage problématise notre rapport au temps, qui doit être repensé du moment où la distance entre deux lieux devient caduque.
La transformation du corps
Maurice Merleau-Ponty nous permet de penser un peu plus en détail ce que nous avons observé dans The Body Artist. Ce philosophe distingue le «corps propre» et le «corps en idée» (Merleau-Ponty, 1945: 234). Pour simplifier, le premier est le corps matériel et le second, la manière dont il est conçu par l'être humain. Nous nous intéressons à la manière dont le corps est envisagé et pensé chez l'individu contemporain et de quelle façon les technologies changent ce rapport au corps. Plus spécifiquement, l'expérience que nous faisons du réel est désormais, du moins en partie, déterminée par le web et les réseaux. La mise en place de ceux-ci suggère que nos perceptions et notre manière d'envisager le monde peuvent désormais passer par des canaux autrefois inexistants, un peu comme si notre corps s'étendait désormais hors de ses limites physiques. Merleau-Ponty n’envisage pas le corps comme étant strictement matériel (il s’oppose fermement au dualisme cartésien), il est plutôt considéré comme un ensemble de significations ou comme l'agencement des structures permettant la cognition:
Système de puissances motrices ou de puissances perceptives, notre corps n'est pas objet pour un «je pense» [Merleau-Ponty fait ici référence au cogito de Descartes]: c'est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre. Parfois se forme un nouveau nœud de significations: nos mouvements anciens s'intègrent à une nouvelle entité motrice, les premières données de la vue à une nouvelle entité sensorielle, nos pouvoirs naturels rejoignent soudain une signification plus riche qui n'était jusque-là qu'indiquée dans notre champ perceptif ou pratique, ne s'annonçait dans notre expérience que par un certain manque, et dont l'avènement réorganise soudain notre équilibre et comble notre attente aveugle. (Merleau-Ponty, 1945: 199)
Le propos de Merleau-Ponty, juxtaposé à la lecture de The Body Artist, suggère que la réalité, ce que nous percevons du monde, s'étend par les possibilités qu'ouvre le web et que nos «systèmes de perception» s'agrandissent, par le fait même, grâce à ces technologies. Il faut, de la même manière, repenser l'expérience du monde telle qu'elle nous apparaît «en tant que nous sommes au monde par notre corps» (Merleau-Ponty, 1945: 256). L'expérience de la vie contemporaine se fait à la lumière ce prolongement du corps qui est désormais possible en raison de l'omniprésence des technologies, mais aussi grâce à la possibilité qu'a l'Homme moderne de projeter son identité dans ces canaux.
Chez Merleau-Ponty, le corps est bien souvent conceptualisé de façon organique. Cette manière d’envisager le corps n'entre pas en contradiction avec notre analyse. Bien au contraire, les dispositifs informatiques tendent à s'organiser organiquement autour du corps matériel de l'Homme. Les analyses de Marshall McLuhan nous permettent de penser de la même manière ce prolongement du corps humain:
Ce n'est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets: ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu'elle change petit à petit sans rencontrer la moindre résistance. (McLuhan, 1972: 53)
Pour résumer brièvement la thèse que développe McLuhan dans Pour comprendre les médias, l'Homme voit son corps se prolonger dans tout média qui permet aux fonctionnements humains et aux perceptions sur le monde de s'améliorer, de se transformer, de s'accentuer. Autrement dit, le «live streaming», en tant que média, renouvelle et prolonge la perception humaine. À la toute fin de The Body Artist, Lauren, praticienne du body art, exécute une performance où son corps se transforme: elle revêt la forme d'une vieille femme, puis celle d'un homme nu, pour ensuite incarner d'autres apparences. Les discussions qu'elle a eues avec M. Tuttle et la vidéo de Kotka sont réutilisées dans le cadre de cette performance. La scène, imaginée par DeLillo, expose la manière dont le corps ne peut plus désormais s'exprimer sous une seule forme. Il est maintenant multiple, éclaté, présent à divers endroits au même moment. Le deuil de Lauren s'exprime aussi dans cette performance en désarticulant le lien entre passé, présent et futur dans un présent englobant toutes ces formes.
En conclusion, le «live streaming» est un témoin important de différents enjeux contemporains. La banalité du quotidien, qui peut être observée à l'aide de ce dispositif expose, la formation d'un méta-réseau qui tend et qui vise à nous montrer le monde dans son ensemble. Ce réseau uniformise notre environnement en nous donnant à voir les lieux les plus lointains, en nous suggérant une image «réelle» du monde, comme nous l’avons vu avec The Body Artist de Don DeLillo, qui illustre de quelle manière les réseaux informatiques problématisent le corps chez le sujet contemporain. Les perceptions de cet être sont «améliorées» par les nouveaux dispositifs que la technologie a créés. Les diverses transformations de la société contemporaine sont au coeur de l’oeuvre de DeLillo. Son roman Zero K, publié à l'automne 2016, problématise aussi le corps chez l'individu contemporain, mais dans un contexte différent. La cryogénisation y est mise en scène comme dispositif de prolongation de la vie. Le roman aborde donc les relations entre l'esprit et le corps et la manière dont les technologies transcendent les frontières biologiques.
Messier, Vincent. «Le dispositif du "live streaming" et la problématisation du temps, de l'espace et du corps dans The Body Artist de Don DeLillo». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/dispositif-live-streaming>.