Percées et résurgences: Analyse de la série d’installations Break-Through (2013) de Thomas Hirschhorn

L’histoire qui reste à faire, c’est la prise en considération du lieu (l’architecture) dans lequel une œuvre échoue (se fait) comme partie intégrale de l’œuvre en question et de toutes les conséquences qu’une telle appartenance implique. Il ne s’agit pas d’ornementer (enlaidir ou embellir) le lieu (l’architecture) dans lequel le travail s’inscrit, mais d’indiquer aussi précisément que possible l’appartenance du travail au lieu et inversement, aussitôt que celui-ci s’y affiche.

— Daniel Buren, Fonction de l’architecture

Par-delà le White Cube

Cet intertitre fait référence à l’article majeur «The white cube and beyond» (Klonk et Maak, 2011) publié dans Tate Etc en 2011. Ce dernier retranscrit une discussion entre Niklas Maak, Charlotte Klonk et Thomas Demand portant sur le White Cube et les nouveaux modèles d’exposition. Néanmoins, il existe une différence fondamentale entre l’imaginaire de l’ «au-delà» (Larousse, 2016) - en anglais «beyond» - et celui du «par-delà» (Larousse, 2016). L’au-delà renvoie aux arrière-mondes, et sous-entend l’élévation ou l’accès à un degré supérieur. Le par-delà renvoie, quant à lui, simplement au franchissement d’un espace, d’une durée ou d’une limite. De plus, l’expression indique une direction et non un but.

Si le White Cube (ou cube blanc) est un dispositif scénique qui s’est progressivement imposé dans le domaine des arts visuels contemporains, ses auteurs entendent remettre son hégémonie en question. En effet, sa caractéristique première est de «neutraliser» l’espace d’exposition en recouvrant les murs de peinture blanche mate et en installant un système d’éclairage homogène provenant du plafond. On notera également que l’éclairage est fréquemment composé de néons blancs faisant écho à la couleur des murs. Dans le même souci de «neutralité», les fenêtres sont souvent condamnées pour que l’éclairage reste stable en tout temps et le parquet est maintenu propre et lisse pour ne pas perturber la lecture des œuvres. Au fil des cinquante dernières années, ce modèle a été massivement adopté par les institutions du monde de l’art.

C’est un fait marquant, car la médiation culturelle joue un rôle capital pour produire de la signification dans le paradigme de l’art contemporain. Ses fonctions sont les suivantes: créer des liens entre les spectateurs et les artistes, définir une logique politique et institutionnelle cohérente et proposer un espace-temps pour la réception des œuvres. Nous nous intéresserons principalement à cette dernière fonction en partant de deux affirmations: l’objectif sous-jacent du White Cube est d’être un lieu prétendument atemporel accueillant des œuvres destinées à le devenir; sa fonction est méliorative et résulte d’une «artialisation» (Lipovetsy, 2013), en marquant une césure entre le quotidien et le temps de l’appréhension esthétique: en effet, ce qui est atemporel est statique et ce qui est actuel est dynamique. De ce fait, il fallait inventer un modèle permettant de présenter l’art, tout en le soumettant à un autre régime temporel.

Dès lors, le titre «Par-delà le White Cube» fait émerger plusieurs pistes interprétatives. On peut y voir une lecture critique des connotations et motifs spirituels inhérents à l’avènement de ce modèle. En effet, l’usage du blanc en tant qu’«arrière-plan infini» renvoie à une pensée mystique, qui s’est maintenue dans l’inconscient collectif en dépit de la bonne volonté des avant-gardes. Et l’utilisation de cette couleur pour peindre les murs dans les institutions artistiques induit une certaine religiosité durant l’appréhension esthétique, en lien avec le musée considéré comme une hétérotopie (et par extension la galerie, le centre d’artistes, et toutes les hétérotopies concomitantes). Il est important de rappeler que le blanc n’est pas et ne sera jamais une couleur neutre. Aucune couleur n’est neutre. Il permet cependant une grande combinaison de couleurs (comme le noir et le gris) sans jurer avec les œuvres. Il est en ce sens plus «pratique». Par ailleurs, ce titre entend également mettre en doute la toute-puissance du modèle, en indiquant une autre direction.

Et la série d’installations intitulée «Break-Through» réalisée par Thomas Hirschhorn semble aller dans le même sens. Dans cette série, l’artiste suisse troue symboliquement l’opacité du White Cube. Comme à son habitude, l’artiste a recours à des matériaux de construction (ruban adhésif, carton, bois, polystyrène, etc.). De tels matériaux renforcent le sentiment de précarité présent dans ses œuvres, sentiment lui-même doublé par l’effet de gravité induit par l’accrochage allant du plafond vers le sol. Le titre choisi par l'artiste nous renvoie à l’imaginaire du «par-delà», car «break-through» (WordReference, 2016), signifie l’action de «percer» ou «franchir» tandis que la contraction sans tiret «breakthrough» (WordReference, 2016) signifie la percée, la découverte ou le déblocage. L'apposition des deux mots dans le titre par l’usage d’un tiret est motivée: l’œuvre détruit l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur en proposant une troisième voie: celle de l’entre-deux. L’artiste, en trouant le plafond de la galerie et en y faisant sortir toutes sortes d’artefacts, réalise un renversement de situation. En effet, le lieu d’exposition agit fréquemment comme un réceptacle, tandis qu’en créant ce genre d’installation, le lieu fait partie de l’œuvre et la frontière entre l’objet d’art et son contexte de présentation s’amenuise. De plus, il inverse le haut et le bas, à la manière de Marcel Duchamp, qui avait déjà accroché des sacs de charbon au plafond durant l’Exposition internationale du Surréalisme (O’Doherty, 2008) en 1938. À vrai dire, la proposition de Thomas Hirschhorn se base sur la même dialectique: une opposition viscérale à la transcendance basée sur les arrière-mondes par un retour aux matériaux concrets et jugés non-nobles, un esprit caustique et ironique se manifestant par le goût des mots-valises et, enfin, une critique de la quête du beau et de la fétichisation de l’objet d’art. Cette série d’installations se situe donc dans la lignée des dadaïstes et anti-artistes.

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Thomas Hirschhorn, Break-Through (one), 2013
Polystyrène blanc, carton, bois, ruban adhésif, peinture
Dimensions variables
Galerie Alfonso Artiaco, Naples (Italie)

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Thomas Hirschhorn, Break-Through (one), 2013
Polystyrène blanc, carton, bois, ruban adhésif, peinture
Dimensions variables
Galerie Alfonso Artiaco, Naples (Italie)

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Thomas Hirschhorn, Break-Through (two), 2013
Carton, bois, ruban adhésif, peinture
Dimensions variables
Galerie Alfonso Artiaco, Naples (Italie)

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Thomas Hirschhorn, Break-Through (four), 2013
Carton, bois, ruban adhésif, mousse, peinture
Dimensions variables
Galerie Alfonso Artiaco, Naples (Italie)

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Thomas Hirschhorn, Break-Through (four), 2013
Carton, bois, ruban adhésif, mousse, peinture
Dimensions variables
Galerie Alfonso Artiaco, Naples (Italie)

Toutefois, elle fait émerger à mon sens plusieurs réflexions qui restent d’actualité, notamment sur la construction et la déconstruction du White Cube comme modèle. Le recours au carton révèle sa mise en scène, son aspect factice et sa porosité. Si l’industrie culturelle a porté ce modèle, en raison de son historicité mais également pour la facilité administrative et technique qu’il offre, l’artiste nous prouve que sa labilité et sa flexibilité lui donnent la même consistance qu’un décor en papier mâché. Par son intervention, il objectualise cette mentalité allant de pair avec l’homogénéisation constante des modes de production: lorsqu’un mode de production est jugé plus rentable et plus efficace, il est adopté en dépit de ce qu’il représente symboliquement. Aujourd’hui, cette philosophie politique est tellement imprégnée dans toutes les sphères sociales que l’art ne fait plus exception. Par cet acte, Thomas Hirschhorn s’insurge contre cette pensée. En outre, une réverbération s’effectue dans sa série d’installations, en perçant la surface, nous n’accédons pas aux profondeurs, mais à une autre surface peinte en noir mat, comme si la boîte donnait sur une autre boîte à la manière des poupées russes. Cette façon de procéder nous plonge dans le mystère, dans la mesure où notre désir de voir par-delà est partiellement satisfait. Une double réification est opérée: premièrement, celle des matériaux non nobles qui sont transmués en œuvres d’art et deuxièmement, l’espace transfigurant se voit transfiguré (Danto, 1989). Mais quels sont les fondements théoriques qui structurent une telle action?

Actuel et virtuel

Depuis Platon, la pensée occidentale a privilégié les polarités: l’être et le non-être, la matière et la pensée, etc. Toutefois, cet héritage nous a également légué une polarité complémentaire particulièrement intéressante pour étudier l’œuvre de Thomas Hirschhorn: la tension entre l’actuel et le virtuel ou la tension entre la puissance et l’acte en langage aristotélicien (Blay, 2013). Le virtuel est ce qui n’existe pas encore, mais pourrait exister hypothétiquement, ce qui d’une certaine façon suppose qu’il soit réel, tandis que l’actuel représente la tangibilité, le concret, ce qui existe d’ores et déjà. Pour revenir à «Break-Through», voir par-delà la cavité au plafond renvoie davantage au registre virtuel qu’actuel, bien que ce soit le registre actuel qui ouvre le spectateur à cet imaginaire. D’un point de vue imaginaire, on sort du White Cube pour entrevoir les profondeurs, alors que, d’un point de vue pragmatique, toute la rhétorique de l’œuvre s’incarne dans cet environnement et ne le dépasse pas du tout. En soi, la cavité n’agit pas comme une porte ou une fenêtre, elle reste plate, impénétrable, infranchissable. Le spectateur reste plongé dans un entre-deux le privant d’un véritable «au-delà». Et face à l’arrière-plan infini représenté par la couleur blanche, l’artiste nous plonge dans l’absorption du noir. En fait, une interdépendance et une complémentarité de principes sont à l’œuvre entre l’actuel et le virtuel. Gilles Deleuze a défini ces rapports dans les termes suivants: «La philosophie est la théorie des multiplicités. Toute multiplicité implique des éléments actuels et des éléments virtuels. Il n’y a pas d’objet purement actuel. Tout actuel s’entoure d’un brouillard d’images virtuelles. Ce brouillard élève des circuits coexistants plus ou moins étendus, sur lesquels les images virtuelles se distribuent et courent.» (Deleuze, 1995). Ce faisant, entre le virtuel et l'actuel se place le moment essentiel et encore plus énigmatique de l'actualisation. L'actualisation est création, invention d'une forme à partir d'une configuration dynamique de forces et de finalités. Il s'y passe autre chose que la dotation de réalité à un possible ou qu'un choix parmi un ensemble prédéterminé. Elle produit des qualités nouvelles, transforme des idées et établit un véritable devenir qui alimente le virtuel en retour. La cerner précisément est ardu, car nous peinons à expliquer comment quelque chose peut naître hors de l’inexistence. Or, Thomas Hirschhorn joue avec ces notions. Je dirais même qu’il cultive la confusion qui leur est inhérente. Là où le White Cube agit tel un réceptacle d’objets d’art, il décide d’en faire le principal sujet de son exposition, ce qui brouille les pistes temporelles. En effet, en tant que lieu de stockage, il agit ordinairement comme un cadre primaire (Goffman, 1991), en nous permettant de dissocier l’actuel du virtuel. Or chez Hirschhorn, la distinction est mise à mal et le contexte devient indissociable de l’œuvre. De ce fait, il subvertit l’éternalisme de la production artistique, se plaçant dans un lieu prétendument atemporel et mû par un désir d’immortalité, par le présentisme de l’appréhension esthétique. Cette rhétorique est présente dans de nombreuses œuvres in situ usant de matériaux pauvres et susceptibles d’être dégradés par le passage du temps. Cette tendance a contraint les institutions artistiques à trouver des parades, car l’archivage taxinomique suppose une projection dans le futur, elle-même conditionnée par le passé, le présent et le futur. C’est d’ailleurs cette taxinomie qui donne une légitimité aux institutions, outre leurs moyens financiers, à travers un large processus de canonisation et de non-canonisation (Even-Zohar, 1990: 1-94).

Chronos, Aiôn et Kairos

Mais en basculant du côté de l’expérience temporelle individuelle et parfois collective, de nombreux obstacles théoriques apparaissent. En nous référant à la biologie ou la physique, nous pourrions certes établir un régime temporel univoque. Mais cette façon de procéder n’a aucun sens dans l’étude des arts, car l’objet réside plutôt dans l’analyse des modes d’appréhension esthétique. De plus, le régime temporel du White Cube est complexe, car il est vécu au présent de facto. À ce propos, l’interprétation deleuzienne de la terminologie hellénistique (Deleuze, 1969) nous a semblé pertinente pour soulever certaines tensions propres à ce dispositif. Néanmoins, nous ne l’utiliserons pas de manière prédicative, mais plutôt comme un fil d’Ariane susceptible de faire émerger de nouvelles lectures des œuvres. L’auteur scinde le temps en deux, d’un côté Chronos et de l’autre Aiôn.

D’après Chronos, seul le présent existe dans le temps. Dès lors, passé et futur ne sont que deux dimensions relatives au présent dans le temps. C’est dire que ce qui est futur ou passé par rapport à un certain présent (d’une certaine étendue ou durée) fait partie d’un présent plus vaste, d’une plus grande étendue ou durée. Il y a toujours un plus vaste présent qui résorbe le passé et le futur. La relativité du passé et du futur par rapport au présent entraîne donc une relativité des présents eux-mêmes les uns par rapport aux autres.

D’après Aiôn, seul le passé et le futur insistent ou subsistent dans le temps. Au lieu d’être un présent qui résorbe le passé et le futur, c’est un futur et un passé qui divisent à chaque instant le présent, qui le subdivisent à l’infini en passé et en futur, dans les deux sens à la fois. Ou plutôt, c’est l’instant sans épaisseur et sans extension qui subdivise chaque présent en passé et futur, au lieu de présents vastes et épais qui comprennent les uns par rapport aux autres le futur et le passé. Si la profondeur esquive le présent, c’est avec toute la force d’un «maintenant» qui oppose son présent affolé au sage présent de la mesure; et si la surface esquive le présent, c’est de toute la puissance d’un «instant», qui distingue son moment de tout présent assignable sur lequel porte et reporte la division. Ainsi, rien ne monte à la surface sans changer de nature.

Autrement dit, Chronos est le temps présent, celui de la quotidienneté ou la temporalité de l’atelier d’un artiste. Mais dès qu’une œuvre est exposée, elle change de nature par la médiation qui génère un espace-temps spécifique: par exemple, celui du White Cube. Dès l’instant où l’œuvre franchit le seuil de la galerie et où elle y est accrochée, un autre regard est posé sur elle. Elle n’agit plus comme un objet relatif et propice aux expérimentations et aux mélanges corporels de l’atelier. Sa réalité se fige, devient statique et aspire à suspendre le passage du temps. On peut s’y opposer ou chercher un juste milieu, mais l’Aiôn est nécessaire, car c’est lui qui rend le langage possible. À ce propos, Deleuze explique que ce sont «les événements purs qui fondent le langage parce qu’ils l’attendent autant qu’ils nous attendent et n’ont d’existence pure, singulière, impersonnelle et pré-individuelle que dans le langage qui les exprime.»; mais aussi que: «telle est l’opération la plus générale du sens: c’est le sens qui fait exister ce qui l’exprime et, pure insistance, se fait dès lors exister dans ce qu’il exprime.» (Deleuze, 1969). Ainsi, la signification est produite grâce à cette distance vis-à-vis du présent ou plutôt du «maintenant» et c’est ce passage qui définit ce qu’est une œuvre d’art en l’extrayant de la masse d’informations quotidiennes et en lui donnant ultimement un statut. Le langage de l’œuvre ne peut être saisi qu’en rapport à un passé-futur car le pur présent ne fournit pas d’unité de mesure stable. Dans Chronos, nous réévaluons constamment les propositions artistiques et la signification, demeurant fuyante ou en surface, ne peut être produite. À l’inverse, l’Aiôn seul ne permet pas de changement paradigmatique et il maintient ses propres paramètres jusqu’à être pétrifié. L’œuvre d’art naît alors de cette tension entre Chronos et Aiôn. Et le White Cube représente l’espace-temps qui sert d’intermédiaire: il n’est ni totalement dans le Chronos, ni totalement dans l’Aiôn. S’il n’est pas entièrement dans le Chronos, c’est parce que ses fenêtres sont condamnées, ce qui réduit son espace-temps à une bulle hors du temps et qu’il n’entretient qu’un rapport indirect avec le monde extérieur, dans la mesure où il représente des productions artistiques plus qu’il ne les présente. Et s’il n’est pas totalement dans l’Aiôn, c’est parce que son aspect clinique est sans cesse compensé par la visite de spectateurs entretenant un rapport corporel et de l’ordre du «maintenant» avec les œuvres. Et c’est justement ce contact présent qui s’établit entre l’artiste, le White Cube et les œuvres, puis entre les spectateurs, le White Cube et les œuvres, qui lui permet d’exister comme modèle. Mais toute sa ruse réside dans le basculement lors de la fermeture de l’exposition. Dès «l’instant» (et non plus le «maintenant») où l’exposition se termine, on a uniquement accès à l’espace-temps de l’exposition via des archives (photographiques ou autres). Une tautologie s’opère: on médiatise un média, on aplanit l’espace déjà aplani au préalable (en éradiquant ses spécificités propres grâce à la peinture blanche, à l’éclairage et au traitement du sol), on dissocie ce qui était d’ores et déjà dissocié. En bref, on élimine le peu de contemporain qui restait et on le fait basculer ad vitam æternam dans l’Aiôn. L’institution artistique a recours à cette parade pour se maintenir, surtout lorsque les propositions sont inarchivables autrement. Depuis plusieurs années, elle développe aussi toute une panoplie de techniques de conservation et de restauration pour préserver les œuvres de l’usure du temps. Or, dans «Break-Through», il n’en est rien. Aucune photographie ne peut retranscrire l’expérience kinesthésique du spectateur vis-à-vis de ces installations. Le maintenant perdure alors et prend le pas sur l’instant. Bien qu’une compréhension a posteriori à partir de clichés photographiques soit possible, à travers un processus de désémantisation et de résemantisation pour employer les termes de René Payant (1987), elle ampute le hic et nunc de la série et n’en fournit de surcroît qu’une lecture partielle. En outre, on peut supposer que le carton, le polystyrène et le ruban adhésif ne pourront être réutilisés. L’institution sera toujours contrainte d’avoir recours à l’artiste pour présenter à nouveau cette série d’installations.

Cependant, les Grecs avaient d’ores et déjà perçus cette tension entre Chronos et Aiôn. Ce faisant, un troisième terme figure au sein de leur terminologie: Kairos. Gilles Deleuze semble l’avoir délibérément omis dans Logique du sens, pour une raison qui m’est jusqu'à présent impénétrable. À l’époque, Kairos était figuré comme un petit dieu ailé, censé représenter l’opportunité. En d’autres termes, il qualifie un moment ou un instant d’inflexion, qui nous livre aux trois choix suivants: ne pas le voir, le voir et l’ignorer, ou encore le voir et saisir l’opportunité qu’il nous présente. Si nous optons pour la troisième option, nous sommes confrontés à une autre perception de l’événement, dépassant les configurations du passé, présent et futur. Kairos donne une véritable profondeur à l’instant, une immatérialité fictive, qui n’est plus dictée par nos montres, mais par notre ressenti. Dès lors, la temporalité de «Break-Through» appartient à Kairos, pour peu qu’on lui tende la main à son passage. À ce propos, ce commentaire de l’artiste est particulièrement éloquent:

Mon travail ne peut avoir d'effet que s'il a la capacité de transgresser les frontières du personnel, de l'universitaire, de l'imaginaire, du caractère circonstanciel, du contexte et de la contemplation. […] je veux couper une fenêtre, une porte, une ouverture ou tout simplement un trou, dans la réalité. C'est la percée [breakthrough] qui conduit et porte tout le reste. (Lee, 2011)

Par cette citation, nous voyons que la transgression qui l’anime le pousse à dépasser les structures temporelles figées, en brouillant nos repères à plusieurs niveaux. L’œuvre étant limitée dans le temps et sa documentation photographique ne pouvant en retranscrire totalement l’expérience, elle préserve un dynamisme par-delà l’exposition. Le délabrement, et tous ses succédanés, caractérise une figure de la chute. En agissant de la sorte, il met à nu le dispositif scénique et en fait l’hyperbole. Il pointe avec éloquence que l’assertion «tout est art» est suivie par le prédicat «dans un contexte donné». Peut-on pour autant dire qu’il s’agit d’une tentative d’épuisement du White Cube, dans la mesure où cette confusion conceptuelle (et donc spatio-temporelle) en altère le mode de fonctionnement classique?

Temps et lieu: schèmes de l’archive

Avant de répondre à cette interrogation, il convient de rappeler ce qu’est une tentative d’épuisement. Il s’agit d’un acte logique permettant de forclore, à l’intérieur d’un espace conceptuel, un ensemble ou une suite d’éléments. Cet ensemble tend vers l’exhaustivité, car l’atteindre véritablement est illusoire. Une subversion s’effectue alors, l’exhaustivité prend le pas sur l’originalité, l’obsession sur la maîtrise et l’épuisement sur la précision (Gervais, 2016). Mais ce qui est marquant, ce n’est pas l’exhaustivité mais la dénivellation des valeurs et des fonctions qu’elle génère, en désagrégeant progressivement la propension à archiver au sens classique. On l’aura compris, si l’archivage est prédéterminé conceptuellement par son programme et subséquemment par son lieu, la tentative d’épuisement, quant à elle, opère une confusion vis-à-vis du lieu car l’illusion d’exhaustivité qui la guide s’avère être atopos. Dans L’aventure sémiologique, Roland Barthes décrit le lieu au sens aristotélicien, puis cicéronien:

D’abord, pourquoi le lieu? Parce que, dit Aristote, pour se souvenir des choses, il suffit de reconnaître le lieu où elles se trouvent (le lieu est donc l’élément d’une association d’idées, d’un conditionnement, d’un dressage, d’une mnémonique); les lieux ne sont donc pas les arguments en eux-mêmes mais les compartiments dans lesquels on les range. (Barthes, 1991: 137)

Pour Cicéron, les arguments, venant des lieux, se présenteront d’eux-mêmes pour la cause à traiter «comme les lettres pour le mot à écrire»: les lieux forment donc cette réserve très particulière que constitue l’alphabet: un corps de formes privées de sens en elles-mêmes, mais concourant au sens par sélection, agencement, actualisation. (Barthes, 1991: 137-138)

Dès lors, le White Cube n’archive pas à proprement parler, bien qu’il soit un dispositif scénique facilitant l’archivage photographique. Sa neutralité de façade est son alibi, sans elle, il serait remplacé par un autre modèle. Conséquemment, dire qu’il est un modèle conçu sciemment pour épuiser les œuvres ou le quotidien semble inapproprié. Le White Cube est plutôt un lieu, au sens aristotélicien, qui transfigure en restant en retrait: tel est son essence. En effet, pour Aristote, le lieu résulte d’un paradoxe, car il n’appartient ni aux choses corporelles ni aux choses incorporelles. Il distingue alors le lieu commun du lieu particulier, et définit le lieu comme le «contenant premier de ce dont il est le lieu» (Aristote, 1926).

Il s’ensuit que le White Cube, en tant que lieu structurant l’appréhension esthétique, est susceptible de contenir d’autres lieux, ouvrant à leurs tours vers d’autres lieux, et ainsi de suite. On en revient au jeu des poupées russes évoqué précédemment. Ce phénomène logique et étrange à la fois, qui induit un infini absurde, est appelé l’aporie de Zénon. Bien que cette dernière ait été résolue d’un point de vue logique par Aristote, Thomas Hirschhorn en réactualise les vertus poétiques et démontre sa prégnance dans l’imaginaire contemporain. Par ailleurs, comme le précise Roland Barthes, le lieu est l’élément d’une mnémonique. En d’autres termes, lieu et temps sont intrinsèquement liés et ils constituent les schèmes mêmes de l’archive. En connaissance de cause, les artistes sont susceptibles d’altérer notre expérience de la réalité. De plus, comprendre la logique sous-jacente du système culturel donne des pistes pour faire avancer notre appréhension esthétique et en intervertir certains paramètres. Face à de tels enjeux, la figure de la cavité, au travers de laquelle on entrevoit autre chose, demeure présente de toute éternité. D’un point de vue symbolique, elle représente la capacité de projection, l’origine sexuée, la mort et bien d’autres forces mystérieuses. Bien qu’effectuer l’histoire de cette forme symbolique à travers les âges ne soit pas la tâche du présent article, je puis affirmer qu’à mon sens, «Break-Through» nous porte également vers une réflexion de ce type. En présentant un agrégat de matériaux sans grande pérennité, Thomas Hirschhorn affirme ses partis pris anti-arts et revendique une autre conception du fait culturel. Il ne faudrait pas oublier que le White Cube représente à lui seul le plus grand compromis de la modernité artistique selon Brian O’Doherty (2008).

Pour conclure, je prends comme référence ce commentaire de Thomas Hirschhorn sur son propre travail:

Le chaos est une forme. Je veux donner forme au chaos. Le chaos signifie la complexité, l’inclusion, l’incommensurabilité, la clarté, la précision, l’exagération. Le chaos est un outil et une arme pour affronter le monde, chaotique, mais non pour le rendre plus calculé, plus discipliné, plus instruit, plus moral, plus satisfaisant, plus exclusif, plus ordonné, plus fonctionnel, plus stabilisé, plus simplifié ou plus réduit. Non, le chaos est la forme pour affronter le monde chaotique. Je dois préciser le chaos, le toucher, me battre avec lui, enfin me perdre en lui-même. Le chaos est un autre mot pour l'éthique. Le chaos est résistance, courage et espoir. Dans l'art, la question de la forme est la question la plus importante et la plus essentielle. Je dois lutter contre ma volonté, je dois donner forme dans le chaos.» (Hirschhorn, 2010).

Pour citer: 

Loosli, Alban. «Percées et résurgences: Analyse de la série d’installations Break-Through (2013) de Thomas Hirschhorn». Cahiers de recherche Archiver le présent? 1 (2019). <http://www.archiverlepresent.org/article-cahier/percees-et-resurgences>.

Bibliographie: