L’ère du soupçon et de la surveillance. Les caméras de surveillance, entre dispositifs et révélateurs de vérité

La culture de l’écran est le résultat de la convergence d’une multiplication d’images, d’écrans et de caméras. C’est dire que les dispositifs de captation, de transmission et de réception d’images, de mots et de sons sont au cœur de cette réalité. Ils donnent tout à voir, depuis le corps saisi dans son intimité jusqu’au trafic sur les routes et les fluctuations météorologiques. Nous sommes constamment surveillés, des caméras filment tout, tout le temps; et elles s’imposent comme représentantes des formes actuelles du biopouvoir.

Comment le cinéma gère-t-il cette prolifération des caméras de surveillance? En se les appropriant, évidemment. Or, leur présence au cinéma n’est pas qu’anecdotique; ce n’est pas un effet de réel parmi d’autres, mais un indicateur à la fois de la surveillance généralisée à laquelle nous sommes soumis et de la culture de l’écran dans laquelle nous baignons. Le cinéma nous montre, depuis longtemps, comment manipuler des images, en mettant en scène des personnages qui touchent à des photographies, qui filment avec un appareil quelconque (qui enregistre sur pellicule, sur ruban magnétique ou, plus récemment, sur format numérique), ou qui interprètent des images pour en déceler les secrets. Il montre aussi que nous sommes dans une société où la surveillance est omniprésente, avec ses caméras fixes ou mobiles (montées sur des véhicules ou des drones), ses salles de vidéosurveillance (militaires, policières ou d’espionnage) et, de plus en plus, ses téléphones intelligents dotés de caméras tout aussi puissantes que discrètes.

Afin d’explorer cette relation, je m’arrêterai sur les modalités de présence des caméras de surveillance dans des fictions cinématographiques, qui vont de la simple inclusion à la substitution, en passant par des formes d’imbrication complexes. Après un bref survol des divers dispositifs de surveillance déployés depuis le panopticon de Jeremy Bentham, j’examinerai comment les caméras de surveillance peuvent servir de révélateurs de vérité – et les exemples de Lost Highway de David Lynch (1997), ainsi que de Fight Club de David Fincher (1999) montreront la dynamique qui y est à l’œuvre. Les caméras de surveillance sont des révélateurs, mais elles peuvent aussi imposer leur propre esthétique et apparaître comme un véritable mode cinématographique. Les exemples de The Truman Show de Peter Weir (1998), de Look de Adam Rifkin (2007), fiction entièrement tournée à l’aide de caméras de surveillance, ainsi que de Dragonfly Eyes de Xu Bin (2018), un found footage monté à partir d’enregistrements de caméras de surveillance, étaieront les modalités possibles de ce rapport au monde médiatisé par les lentilles d’une caméra.

Culture de l’écran

Dans notre culture de l’écran, les caméras de surveillance participent d’une surveillance liquide (Lyon et Bauman, 2012), une surveillance qui rejoint tous les aspects de notre vie, comme un liquide justement dans lequel nous serions immergés1. C’est une surveillance en constante mutation, qui participe pleinement du flux d’information à la base du réseau Internet. Si les anciens dispositifs de surveillance étaient lourds et visibles, faciles à repérer, les nouveaux sont discrets, camouflés en caméras d’ordinateurs et de téléphones intelligents, en miroirs sans tain, en drones, satellites et autres dispositifs de captation d’images, sans compter les logiciels et algorithmes qui monitorent nos activités sur le réseau. Cette surveillance, qui rejoint un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’humanité, se déploie en un triple dispositif, où panopticon, synopticon et catopticon se complètent.

Le panopticon est le premier grand dispositif de surveillance moderne. Imaginé par Bentham à la fin du XVIIIe siècle, il prend la forme d’un dispositif carcéral, d’une architecture où une tour centrale permet à un gardien d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules disposées tout autour. Le gardien peut surveiller potentiellement tous les prisonniers, tandis que ceux-ci ne le voient jamais en retour. Le simple fait de savoir qu’ils peuvent être observés à tout moment, sans que cela ne paraisse, les conduit à imaginer une surveillance de tous les instants. C’est la très grande force du dispositif: une vision panoptique aux effets de présence incomparables. Michel Foucault a bien montré l’efficacité de cette architecture qui s’assure que «les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs.» (1975, p.203) D’ailleurs, pour Zygmunt Bauman, Foucault utilise le panopticon comme une archi-métaphore du pouvoir moderne (Bauman, cité dans Lyon 2012, p.16). Les prisonniers soumis au panopticon intériorisent le regard du gardien; immobilisés et contraints, ils appliquent les règles sans savoir s’ils sont surveillés, mais ils n’ont d’autre choix que de supposer (c’est la logique du soupçon) la présence de ce regard (idem.).

De telles formes de contrôle et de surveillance sont maintenant devenues beaucoup plus liquides, insidieuses et ubiquitaires (Lyon, 2010; Bart, 2005; Elmer, 2003). Le panopticon s’est généralisé (Bauman en parle d’emblée comme d’un post-panopticon). Nous sommes dorénavant dans une économie de la visibilité absolue (Gervais, 2018), où tout se donne à observer, où tout est capté, manipulé, transmis. Dès 1990, Mark Poster en parlait d’ailleurs en termes d’un superpanopticon : «les "circuits de communication" et les bases de données qu’ils génèrent constituent un superpanopticon, soit un système de surveillance sans murs, fenêtres, tours ni gardiens.» (Aïm 2020, p.165)

La version numérique, voire dystopique, de ce superpanopticon est présentée comme un cryptopticon par Siva Vaidhyanathan, dans son essai sur la googlisation de nos sociétés (2011). Ce terme caractérise, pour lui, la mise en place de stratégies et de dispositifs de suivi, essentiellement invisibles, qui opèrent de façon constante lorsque nous utilisons le Web, c’est-à-dire lorsque nous effectuons des recherches, téléversons ou téléchargeons des images, ajoutons nos entrées sur les médias sociaux, regardons des vidéos sur des plateformes de diffusion, écrivons et recevons des courriels. Si, dans le cadre du panopticon, la distinction entre prisonniers et gardiens était non ambiguë, les rôles étant clairement définis, la même chose ne peut être dite quand la surveillance devient liquide et que les prisonniers eux-mêmes participent activement au processus. Ils deviennent les sujets, et non simplement les objets, d’une surveillance qui s’est répandue à tous les aspects de leur quotidien.

Pour Thomas Mathiesen, le panopticon ne permet pas de rendre compte des formes de visibilité contemporaines. En 1997, dans un article qui revisite l’analyse que fait Foucault du dispositif de Bentham, il substitue au panopticon le synopticon. Si le premier est une architecture de surveillance, «the few seing the many», le second inverse cette logique et propose plutôt «the many seing the few», qui représente cette fois une architecture du voyeurisme. Ce n’est plus le gardien, l’être unique qui regarde et surveille la multitude; avec le synopticon, c’est la multitude qui surveille l’individu. La situation idoine est l’émission de télévision qui permet à un vaste public de se passionner pour une star ou une personnalité. L’architecture est inversée: la foule est fascinée par une seule personne, qui est vue sans jamais savoir qui la regarde de façon soutenue. La surveillance est devenue obsession. Le passage du panopticon au synopticon est la métamorphose de Big Brother, tel qu’il apparaît dans 1984 de George Orwell, où les demeures sont munies de télécrans qui assurent la diffusion d’informations et la surveillance des citoyens, en Big Brother, titre de l’émission de télé-réalité néerlandaise devenue succès planétaire, où les participants sont réunis dans une demeure où ils sont filmés par de multiples caméras.

Le synopticon a lui-même donné lieu à une version encore plus absolue sur le plan de la visibilité. C’est le catopticon, inspiré de la notion de sousveillance, développée par Steve Mann (Mann, Nolan et Wellman, 2003). Ce n’est plus «the many seing the few», mais bien «the many seing the many»; c’est dire que tout le monde surveille tout le monde et peut enregistrer l’ensemble des éléments visibles de sa vie (Humphreys, 2011). Le catopticon repose sur l’omniprésence des caméras: les webcams, les téléphones intelligents munis de lentilles performantes, les dispositifs de surveillance, les drones, les satellites, les neuf caméras de Google Street View, etc. En culture de l’écran, n'importe qui peut prendre des photos ou des vidéos de n'importe qui et de n'importe quoi, puis les diffuser, à son gré, au monde entier. Ces possibilités tendent à supprimer la séparation entre les sphères publique et privée (Ganascia, 2010) et à renverser les rapports entre intimité et extimité (Tisseron, 2011).

Les termes se sont ainsi multipliés pour rendre compte de cette surveillance ubiquitaire: panopticon et superpanopticon, cryptopticon, synopticon, catopticon. Chacune de ces notions revisite le dispositif initial imaginé par Bentham, mettant l’accent soit sur la généralisation du regard ou l’effacement des frontières et le gommage des manifestations des technologies de surveillance, soit sur le passage à une culture numérique, qui accélère et augmente de façon exponentielle les possibilités de captation du monde. C’est l’expression technologique d’une véritable folie du voir (Buci-Glucksmann, 2002).

La caméra de surveillance comme révélateur

Un des effets de l’omniprésence des images, des écrans et des caméras est la transformation du statut fictionnel de la caméra de surveillance. D’un mal nécessaire, largement honni, elle s’est transformée dans le cadre de fictions cinématographiques en un révélateur de vérité. Au cinéma, ce que la caméra de surveillance montre, c’est la vérité. Elle voit à travers les masques et les écrans; elle montre ce qui était caché et, surtout, ce qui doit être révélé. Elle semble avoir la capacité de traverser les strates de représentation et de médiation pour rejoindre le «réel». C’est du moins ce que tentent de nous faire croire ces films qui se servent des caméras de surveillance comme contrepoint à une scène aux composantes ambiguës ou empreintes d’un mystère.

Si le cinéma d’inspiration hollywoodienne est fait d’un montage lisse, d’une image léchée riche en mise en scène, en couleurs, en décors, ainsi que d’une surface sans aspérité, qualités qui sont de très évidents marqueurs de fiction, alors le contraire, la caméra à l’épaule et vacillante, les prises de vue en direct, le jump cut, ou encore la piètre qualité de l’image (striée et granuleuse) d’une caméra de surveillance nous montrent le réel, sans apparat, sans filtre – comme si une telle chose était possible2.

Je veux donner deux exemples phares de cette adéquation entre images de caméra de surveillance et vérité: Lost Highway de David Lynch (1997) et Fight Club de David Fincher (1999).

Dans le film noir de Lynch, le saxophoniste Fred Madison soupçonne sa femme Renee de le tromper. Le couple commence à retrouver à la porte de leur maison des vidéocassettes anonymes. La première vidéo débute sur un plan en noir et blanc de leur maison, vue de l’extérieur, pris avec une caméra de surveillance à faible résolution. Le plan dure à peine quelques instants. Le lendemain, une nouvelle cassette attend le couple. La vidéo commence de la même façon, avec le même plan extérieur de la maison. La suite est plus inquiétante car, comme si un œil anonyme et tout puissant les épiait, la caméra pénètre dans l’appartement. On voit Fred se rendre dans le salon, puis la chambre à coucher. Quelle signification accorder à ces images? Le premier effet de la bande vidéo est de semer la terreur dans l’esprit du couple. Quelqu’un est là, présent, qui surveille leurs faits et gestes.

Une troisième cassette attend Fred, après une soirée mouvementée. Elle débute de la même façon que les autres. Le même plan extérieur de la maison apparaît, la lente progression vers l’intérieur, le salon et enfin le couloir obscurci. Nous rejoignons à nouveau la chambre à coucher, mais au lieu de trouver le couple endormi, nous discernons le corps de Renee, inerte au pied du lit, et Fred à ses côtés. Il est à genoux, ses mains sont couvertes de sang. Il paraît en plein délire. L’image en noir et blanc passe subitement à la couleur. Sur le lit couvert de sang, nous devinons les morceaux du corps démembré de Renee. C’est une scène de carnage. L’image se défile aussitôt, et nous restons avec Fred, devant le poste de télévision. Il crie et appelle sa femme, incapable d’accepter cette révélation. Il ne se souvient évidemment de rien.

J’ai analysé ailleurs cette scène à caractère sacrificiel et la crise qui secoue ce monde (Gervais, 2004, p.95-117), je veux ici simplement revenir sur le dispositif filmique à l’œuvre. Les images glanées par la caméra de surveillance brisent la continuité diégétique du film, elles montrent la vérité, qui a échappé à la vigilance de Fred, ses désirs de vengeance et de mort, qui l’ont conduit à sacrifier son épouse. S’il ne sait pas ce qu’il a fait, la caméra de surveillance a tout capté et elle le lui redonne sous la forme d’enregistrements vidéo. À la faible qualité des images enregistrées répond la puissance d’un regard qui parvient à déjouer les mécanismes de défense du sujet et à percer l’écran pour révéler ce qu’il cachait.

Dans Fight Club de Fincher, un statut équivalent est attribué aux caméras de surveillance, qui servent de révélateurs de vérité, déjouant les rapports imaginaires que les personnages entretiennent entre eux. Le film met en scène la relation tordue entre le personnage principal, qui reste sans nom, et Tyler Durden, l’instigateur des fight clubs, où sont organisés des combats clandestins permettant à des pugilistes amateurs d'évacuer sauvagement leur malaise existentiel. Tyler et le protagoniste sont en tension constante. Lors d’une scène centrale du film, les deux en viennent aux coups dans un garage souterrain3. Le protagoniste pointe son revolver vers Tyler et tire, le ratant de peu. Exaspéré, Tyler déclare: «OK, you are now firing a gun at your imaginary friend!» Comme spectateur, nous n’avons pas le temps d’apprécier les conséquences de cette assertion, car Tyler s’avance, de plus en plus menaçant, et le protagoniste fait feu à bout portant. Il l’atteint au torse, mais la balle passe à travers Tyler sans le blesser. Ce dernier se déchaine aussitôt sur le protagoniste, le projetant contre le camion, contre la fenêtre de la guérite qui éclate en morceaux, contre une borne de paiement, etc. La scène est d’une rare violence.

À cinq reprises en un peu plus de deux minutes, un contre-plan nous offre via des caméras de surveillance un fait devenu inaliénable: le protagoniste est seul. Quand il confronte Tyler avec son revolver, la caméra de surveillance nous le montre seul. Quand il se fait projeter contre le mur par Tyler, la caméra nous le montre dans un étrange pantomime. C’est la même chose quand il déboule l’escalier. Personne ne l’y a poussé. Il l’a fait par lui-même. Tyler n’est jamais qu’un être imaginaire, une figure projetée par le protagoniste et qui n’existe que dans son regard. Les images des caméras de surveillance nous le montrent sans ambages. C’est dire qu’elles ne cèdent pas aux illusions du protagoniste, ce que nous faisons en tant que spectateur, mais les transpercent afin de révéler cette vérité qu’elles avaient pour mandat de dissimuler. Elles résistent à son délire et font tomber les masques.

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Figure 1. Photogramme de Fight Club [Film], David Fincher, 1999.

Le cinéma de surveillance

Au-delà de ces moments ponctuels de révélation, la caméra de surveillance, comme métonymie d’une saisie soi-disant objective du monde, s’impose comme dispositif filmique, présent d’abord sur un mode métaphorique, puis sur un mode littéral, où elle finit par déterminer son propre régime de représentation et de visibilité.

À l’aide de trois films qui s’étendent sur vingt ans, on peut retracer ce parcours qui nous conduit vers une explicitation et une littéralisation du rapport à la surveillance, vers une présence devenue effective, plutôt que simplement signifiée ou ponctuelle, des dispositifs de surveillance. Ces trois films sont The Truman Show de Peter Weir (1998), Look d’Adam Rifkin (2007) et Dragonfly Eyes de Xu Bing (2018). Ces films ne représentent qu’un échantillon d’un corpus filmique de plus en plus grand, qui repose sur l’esthétique de la surveillance (Kammerer, 2004)4.

La première étape de ce parcours est représentée par The Truman Show. La surveillance du personnage principal, Truman Burbank, est complète, toute sa vie est filmée, mais ce ne sont pas des caméras de surveillance qui sont utilisées. C’est un simulacre de surveillance qui est mis en image. Celle-ci est prise en charge sur le plan diégétique: le film raconte l’histoire d’un homme dont toute la vie, depuis sa plus tendre enfance, est scriptée comme dans une téléréalité, mais sans qu’il n’en soit jamais conscient. Ce qu’on lui donne à voir et à vivre est faux, c’est ce qui est caché qui est vrai, notamment toutes ces caméras, dissimulées dans les objets qui peuplent son monde et qui enregistrent le moindre de ses gestes et de ses soupirs. Sa vie est un spectacle, d’autant plus vrai que le principal personnage ignore tout de ses véritables déterminations. Nous ne rejoignons pas la supercherie de The Matrix, la trilogie des Wachowski, où le monde simulé est au cœur même du dispositif producteur d’énergie pour les robots qui contrôlent presque tous les êtres de la planète (si l’on oublie la résistance), mais la simulation est tout de même extensive et d’une aussi grande efficacité.

Nous sommes au cœur d’un synopticon, tel que proposé par Mathiesen. Un seul être, Truman Burbank (nom prédestiné, les Burbank Studios étant des studios de cinéma et de télévision), est l’objet de tous les regards. Il est en fait l’objet d’un étonnant déploiement technique, car il est la vedette d’une téléréalité qui n’a d’autre héros que lui. Il est le seul, dans la petite ville de Seahaven Island, qui ne soit pas payé pour être là, en tant qu’acteur ou figurant. Il est après tout le seul véritable homme sur cette scène (the only true man).

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Figure 2. Photogramme de The Truman Show [Film], Peter Weir, 1998.

Les caméras de surveillance sont des accessoires, présentes à l’écran parce qu’elles font partie de la représentation et du récit, et non parce qu’elles donnent accès à un réel, inaccessible par tout autre moyen. Elles apparaissent lors de mises en abyme et de moments métafictionnels, mais les images qu’elles offrent ne changent rien à la représentation, elles ne font qu’alimenter la fiction.

La deuxième étape dans ce parcours prend la forme d’un étonnant projet cinématographique. C’est le film Look d’Adam Rifkin. Dans ce film, la diégèse dans son intégralité est présentée à l’aide de caméras de surveillance. Toutes les prises de vue sont tournées par ces caméras: caméras de surveillance de magasins, de station-service, de trafic, de guichets automatiques, d’ascenseurs, de bureaux, de voitures de police, de webcams, etc. Rifkin a choisi de substituer les caméras de studio par les caméras déjà sur place dans les diverses locations utilisées, qui sont ainsi détournées de leur fonction première. Elles ne servent plus à capter les allées et venues de gens ignorant la surveillance dont ils sont l’objet, mais à filmer les diverses scènes d’une fiction qui porte justement sur la surveillance constante à laquelle nous sommes soumis.

La prémisse de ce film de 2007 est l’assertion, présentée avant la toute première image, selon laquelle: «Il y a environ 30 millions de caméras de surveillance aux États-Unis qui génèrent plus de quatre milliards d’heures de vidéo chaque semaine.» On apprend ensuite que «Chaque jour, un citoyen américain est filmé approximativement 200 fois.» Tout au long du film, pour en faire la démonstration, nous suivons un ensemble de personnages dont les faits et gestes sont filmés à leur insu. L’image change constamment de qualité et de format; le noir et blanc succède à la couleur; les cadrages sont approximatifs; les plans sont surtout en plongée, si on oublie certains plans cadrés par des robots, des guichets automatiques ou des caméras dissimulées.

Nous suivons des citoyens dans leur quotidien, ponctué de mésaventures, de tensions, quand ce ne sont pas des situations cocasses. Si, avec The Truman Show, une surveillance mise en scène sur le plan diégétique par le biais d’une téléréalité permettait de constituer un synopticon dont les conséquences étaient une profonde aliénation; Look repose sur la logique du superpanopticon, d’un système de surveillance sans murs, fenêtres, tours ni gardiens. Les sujets ne sont plus conscients de cette surveillance devenue liquide, sauf lorsqu’elle conduit à une intervention.

La dernière étape est représentée par Dragonfly Eyes, le projet de Xu Bing5. Le cinéaste ne se sert pas tant de caméras de surveillance, comme le fait Rifkin, que de documents vidéo enregistrés par des caméras de surveillance et rendus accessibles, détournés afin de constituer une fiction. Si, en termes cinématographiques, Look retirait de l’équation les caméras de studio, Dragonfly Eyes fait un tour d’écrou additionnel en retirant en plus les acteurs et actrices. L'idée derrière ce film est née lorsque Xu Bing a vu des enregistrements des caméras de sécurité à la télévision en 2013. «J'avais l'impression que ces images m'attiraient d'une manière particulière», se souvient-il, soulignant leur caractère ultra-réaliste6

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Dragonfly Eyes est un exemple de found footage, résultat de la réutilisation et du détournement, par le biais d’un montage, de documents vidéo glanés çà et là. Comment raconter une histoire d’amour, quand les acteurs changent d’un plan à l’autre? Comment assurer la continuité narrative avec des images qui s’inscrivent dans une hétérogénéité maximale?

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Figure 3. Photogramme de Dragonfly Eyes [Film], Xu Bin, 2018.

Dans Just Like the Movies (2006), Michal Kosakowski avait déjà proposé un exemple accompli de «found footage», réunissant en 21 minutes des extraits de films hollywoodiens pré-11 septembre, montrant hors de tout doute la préfiguration des événements de cette journée7. Il a reconstruit le scénario de ce mardi fatidique et s’est servi de cette structure pour identifier et réutiliser des extraits de films de catastrophe. Les sources du projet de Xu Bing sont différentes, car elles ne dépendent pas de films déjà présentés en salle et financés à grande échelle, mais de vidéos de sécurité et de webcams mis en ligne sur des sites web chinois à partir de 2015. Des scènes du quotidien, des accidents de route, des moments intimes, des plans en plongée dans des espaces publics. Malgré la très grande hétérogénéité des formats et des contenus, Xu Bing parvient à reconstruire l’histoire d’amour entre Qing Ting et Ke Fan. Ces rôles ne sont tenus par aucun acteur, ils sont attribués à des êtres de passage qui se glissent dans ces personnages le temps d’une scène ou d’un plan.

Par sa réappropriation des divers dispositifs de surveillance à des fins cinématographiques, Dragonfly Eyes se présente comme un catopticon. Tout le monde se filme (ou est filmé) et téléverse sur des sites web les résultats de ces prises de vue. La masse et la diversité des documents vidéo sont telles qu’elles permettent une vaste sélection de plans et de récits, un remix où producteurs et utilisateurs cohabitent dans des projets complexes de produsage (Bruns, 2008).

Pour Xu Bin, comme pour Rifkin d’ailleurs, l’objectif de son projet est de convaincre les spectateurs de l’état de surveillance dans lequel ils évoluent. Comme l’écrit Lauren Carroll Harris, dans son article de 2018 sur Dragonfly Eyes, la Chine ne fait pas exception à cette tendance à la surveillance, expliquant que, dans ce pays, l'œil de l'État est omniprésent avec 200 millions de caméras de surveillance, chiffre qui devrait avoir triplé en 2020 pour atteindre 600 millions (2018). Il faut dire que superpanopticon, synopticon et catopticon sont l’expression par excellence de cette omniprésence de la surveillance.

Soif de réalité

Un des effets de présence de la caméra de surveillance est de nous donner l’illusion d’avoir accès à un réel, à un hic et nunc saisi en temps réel. Les exemples rapidement présentés ici en rendent aisément compte. Thomas Y. Levin, qui analyse notamment Timecode de Mike Figgis (2000), parle d’ailleurs du cinéma de surveillance comme d’un «cinema of real time», d’un cinéma du temps réel. Pour Kammerer, qui commente les propos de Levin: «"Real time" of course is one of the essential features of the surveillance systems: what you see is what is happening at the very moment.» (2004, p.467) Ce que nous voyons, c’est ce qui se survient au moment même. C’est maintenant. Tout de suite. Exactement ici. La caméra de surveillance fonctionne comme un déictique qui pointe le monde et en isole un élément, façon évidemment de perforer le plan de la représentation.

Un des films de surveillance les plus fascinants, Minority Report de Steven Spielberg (2002), a joué de façon explicite avec cette capacité des dispositifs de surveillance à saisir le temps dans son arc-même, permettant non seulement de capter le présent dans son actualité, mais de le transformer et d’en faire dévier la trajectoire. Le film de science-fiction repose sur l’existence d’une unité de surveillance policière singulière qui capte des images d’un futur proche, par le biais de precogs qui voient des meurtres avant qu’ils se produisent, et les traite afin de fixer leurs déterminations spatio-temporelles. Cela permet aux enquêteurs de foncer sur les lieux d’un crime pour l’empêcher de se produire. Après une série de rebondissements, le héros détective, John, maintenant traqué par sa propre unité de surveillance, kidnappe la principale precog, Agatha, afin d’accéder à ses visions. Ils sont en voiture, des policiers sont à leur trousse, et Agatha, le visage collé contre la vitre de la portière, fascinée par ce qu’elle voit, demande: «Is it now?» Elle n’a pas eu accès au présent depuis six ans, vivant dans un bassin rempli d’un liquide translucide, et elle veut s’assurer que ce qu’elle voit se produit à l’instant même. «Yes», lui répond John, «this is all happening right now.» (Gervais, 2018)

Le moment est sublime. Celle par qui les précrimes sont systématiquement résolus, celle qui habite le futur proche, par le biais d’images projetées sur les parois de sa propre conscience, veut s’assurer que ce qu’elle voit survient au moment même où elle le perçoit. Ce film sur une surveillance omnipotente finit par nous proposer une scène où l’inquiétude face au présent n’a jamais été formulée en termes aussi simples: Is it now? Sommes-nous maintenant? La soif de réalité, rendue manifeste dans sa version anxiogène, se couple à cette folie du voir que la culture de l’écran nous transmet. Nous voulons tout voir et, en même temps, craignons que cette réalité qui nous fascine tant nous échappe.

À n’en pas douter, les images de la surveillance, en tant que cinéma du temps réel, témoignent bel et bien d’une peur de la perte de ce réel, et de sa compensation imaginaire. L’ère de la surveillance est aussi, et de façon encore plus insidieuse, l’ère du soupçon, d’un soupçon généralisé.

Pour citer: 

Gervais, B. (2022). L’ère du soupçon et de la surveillance. Les caméras de surveillance, entre dispositifs et révélateurs de vérité [Article d'un cahier]. Monitorer le présent. L'écran à l'heure du soupçon. (2). https://archiverlepresent.org/article-dun-cahier/lere-du-soupcon-et-de-l...

Bibliographie: 
Article d'un cahier

The future has already arrived. It's just not evenly distributed. 
— William Gibson.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Dans son roman de 2006, J’habite dans la télévision, Chloé Delaume se met en scène dans une expérience surprenante, regardant sans discontinuer la télévision durant vingt-deux mois.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Que change le numérique à nos rituels? Que devient la confession, par exemple, à partir du moment où elle ne se déroule plus dans un confessionnal, mais sur un site web, au vu et au su de tous?

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Le temps, voilà qui me donne toujours à réfléchir.

Gervais, Bertrand