Est-ce maintenant?/Is it Now? Réflexions sur le contemporain et la culture de l'écran

The future has already arrived. It's just not evenly distributed. 
— William Gibson.

Is it now? Sommes-nous maintenant? De prime abord, il ne saurait en être autrement. Nous sommes maintenant, de la même façon que nous sommes ici. Dans le hic et nunc de la situation présente. C’est le principe même de ces deux adverbes, dont la dimension déictique nous assure que nous sommes dans ce lieu même, dans cet endroit précis où nous sommes en disant «ici», et au moment présent, dans le temps actuel du terme «maintenant» énoncé. Nous sommes ici et c’est maintenant.

Rien ne saurait être plus simple.

Mais cette relation que la langue permet d’établir de façon exacte à l’aide de la deixis, l’esprit ne cesse de la complexifier, voire de la détruire. Si nous sommes maintenant, sommes-nous réellement ici, en pensées par exemple? Notre esprit peut facilement être préoccupé par des événements de la veille ou en plein musement, égaré dans des pensées disjointes qui n’ont rien à avoir avec la situation actuelle. Nous pouvons aussi fureter dans le cyberespace, être engagé dans un jeu de réalité virtuelle, dialoguer via un avatar avec d’autres entités tout aussi instables et fluctuantes. Nous sommes facilement dans deux endroits en même temps. Ici de corps, là en pensées.

La détermination du temps présent est tout aussi instable. Sommes-nous tous dans le même ici et maintenant? Partageons-nous vraiment un même présent? Une même actualité? Sommes-nous contemporains les uns des autres? On se doit de répondre oui, si nous ne considérons que notre coprésence en un même lieu, la dimension physique de notre présence. Mais la réponse est non, si ce sont nos vies qui entrent en ligne de compte, nos trajectoires personnelles. Nos savoirs sur les événements actuels ne sont pas identiques et nos interprétations de ce que ce moment signifie diffèrent du tout au tout. Ce maintenant que nous partageons est hétérogène, il est fait de multiples temps qui entrent en intersection.

Du même temps que

Est contemporain, dit Le Grand Robert, «ce qui est du même temps que». En d’autres mots, le contemporain est une mise en relation entre deux éléments: un événement x est contemporain d’un événement y; l’un est du même temps que l’autre. La relation temporelle est en fait la relation la plus simple qui puisse exister entre deux événements ou situations. Ils sont présents dans un même temps. Dès que cette relation se complexifie, la forme plus complexe subordonne la plus simple. La causalité subordonne la coprésence. L’implication, la participation, l’imposition subordonnent la coprésence, et ainsi de suite.

Est contemporain ce qui est du même temps que. Il faut remarquer que le syntagme utilisé n’est pas «être en même temps que», mais bien «être du même temps que». La différence est ténue, mais elle tient au fait que, dans le premier syntagme («être en»), le temps est conçu comme une simple ligne qui entre en intersection avec les deux événements, tandis que, dans le second («être du»), le temps se présente comme un intervalle doté d’une certaine durée, au cours de laquelle les deux événements en question se sont produits. Le «temps» de l’expression «être du même temps que» nous place du côté de la durée, de la période, de l’époque: x et y sont de la même époque. Être contemporain implique donc une conception du temps abordé du point de vue de sa durée plutôt que de son passage, de l’intervalle plutôt que de la ligne, de l’imperfectif plutôt que du perfectif (pour établir une analogie avec les modes verbaux).

Notre perception du temps est élastique, on le sait depuis les réflexions de Saint Augustin, systématisées entre autres par Paul Ricœur dans le premier tome de Temps et récit (1983). Quelles sont les limites de cet intervalle de temps ouvert par l’idée d’une époque ou d’un même temps? On convient aisément que ces limites ne sont pas fixes, qu’elles ne cessent de varier. Quand commence ou se termine une époque? Si le centre de l’intervalle peut paraître évident, ses frontières sont essentiellement floues. Qu’est-ce qui, de notre époque, appartient au passé ou au futur?

Notre relation au temps est faite d’une négociation complexe, où ce que l’on gagne d’un côté, on le perd systématiquement de l’autre. Parfois, le passé donne l’impression de se faire de plus en plus lointain, et c’est le futur qui pousse de tout son poids sur le présent, orientant son développement. Les progrès technologiques nous incitent à rêver de jours meilleurs, même s’il y a là un leurre dangereux que la notion de progrès a longtemps renforcé. À d’autres moments, c’est le passé qui paraît s’éterniser et qui ne desserre plus ses griffes sur le présent, neutralisant le futur et l’éloignant comme une aube impossible à rejoindre. La tradition fige les institutions et projette un monde qui ne parvient plus à se renouveler. Il arrive aussi que le passé et l’avenir pressent fortement sur le présent, ou alors se font tous les deux distants et inaccessibles, et le présent entre dans une crise où tout paraît boulonné. Ce ne sont jamais que des perceptions, fondées sur ces rapports imaginaires que nous entretenons avec le réel, mais elles teintent la conception de notre propre temps.

D’ailleurs, ce présent, comment le construit-on? Selon un processus ascendant ou descendant? Cette réalité qu’est notre présent se déploie-t-elle à partir de principes que les événements du monde rendent manifestes, ou est-ce plutôt que les événements, par le jeu des contingences, créent notre réalité? Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde ou se construit-elle à partir des faits? Quel que soit le modèle impliqué, déductif ou inductif/abductif, le présent se définit nécessairement dans la relation du sujet au monde, et l’imaginaire en est l’interface par excellence. C’est une interface extraordinairement complexe où de multiples vecteurs entrent en tension, où les liens entre attention, attente et mémoire se multiplient (pour reprendre la notion d’un triple présent chère à Saint Augustin), constituant un paysage d’une grande complexité. Le temps y apparaît soumis à de multiples situations de rupture, qui requièrent des sutures que l’imaginaire s’empresse de pourvoir.

Est-ce maintenant?

Is it now? La question surgit en toutes lettres dans le film de Steven Spielberg de 2002, Minority Report, adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick. Dans ce film de science-fiction, John Anderton est le responsable d’une escouade policière singulière. Il dirige le département de précrime de la ville de Washington, unité dont le mandat n’est pas de lutter contre le crime, mais de le prévenir. Nous sommes en 2054. L’unité fonctionne depuis six ans et le nombre de meurtres violents et criminels a été réduit à zéro, ce qui représente une réussite éclatante.

Le département de précrime repose sur l’existence et le travail de trois «précognitifs», appelés des precogs, qui ont cette faculté extraordinaire de voir des images de l’avenir, d’un futur non pas lointain, mais presque immédiat, distant de quelques heures à peine. Les precogs reposent dans un bassin rempli d’un liquide translucide, et leurs corps dessinent un triangle. Des électrodes leur ont été fixées sur la tête, et les images du futur qu’ils aperçoivent sont transmises à une série d’écrans manipulés par des agents. Si les images animées permettent de donner un aperçu du crime à venir et de son cadre immédiat, elles restent muettes sur les déterminations spatiales précises de l’événement. Elles ne sont pas géolocalisées. Ce sont à des agents tels que John Anderton de manipuler les données et de les interpréter, de mettre en relation les diverses bases de données de l’État afin de compléter la scène et, ultimement, d’arrêter le meurtrier avant qu’il accomplisse son crime, devenant ainsi un précriminel.

L’une des premières scènes du film montre John Anderton au travail dans son espace d’analyse des images. Il est debout face à un écran transparent et au son du premier mouvement de la symphonie no. 8 de Franz Schubert, il manipule des images, les déplace, en agrandit le contenu, isole des éléments et interroge des bases de données. Et il le fait sans toucher à rien, comme un chef dirige son orchestre. À l’aide des images captées par les precogs, il réussit à localiser le lieu où se déroulera le meurtre et parvient à se rendre sur la scène du crime avec son équipe pour arrêter l’homme avant qu’il ne commette l’irréparable.

Photogramme tiré de Minority Report [Film], Steven Spielberg, 2002.

Photogramme tiré de Minority Report [Film], Steven Spielberg, 2002.

Après une série de rebondissements, Anderton, maintenant traqué par sa propre unité de précrime pour un meurtre qu’il est sur le point de commettre, kidnappe Agatha, la plus forte des precogs. Il a besoin de son savoir et de ses visions, comprenant qu’il est tombé dans un traquenard. Il sort donc la précognitive du bassin, l’aide à marcher et, prenant la fuite, l’emmène loin du Département où elle vit séquestrée depuis six ans. Dans la voiture, on retrouve une Agatha affaiblie par l’effort mais tout de même fascinée par ce qu’elle voit, le visage collé contre la vitre de la portière, les yeux grand ouverts. Pendant qu’Anderton la bombarde de questions, elle lui demande: «is it now?»

John: I'm sorry. I need your help. You contain information. I need to know how to get at it. Can you tell me who Leo Crow is? Can you tell me if...
Agatha: Is it now?
John: What?
Agatha: Is it now?
John: Yes, this is all happening right now.

C’est maintenant, répond Anderton; et ceci se déroule immédiatement, au moment présent. La voiture dans la rue, les édifices qui passent, les piétons croisés, les autres véhicules, tout se déroule maintenant. Agatha n’est pas effrayée; elle explique plutôt qu’elle est fatiguée, fatiguée du futur. Elle recherche l’expérience du présent, d’un présent immédiat, sans autre médiation que ses cinq sens. Elle n’en veut plus de cette disposition de son esprit qui la conduit à vivre au futur, son attention portée sur les événements à venir, leur perception et transmission. C’est le présent qu’elle veut retrouver. Le hic et nunc de la situation actuelle.

Je ne veux pas entrer dans le détail de ce film, dont l’histoire est par ailleurs finement ficelée, mais je veux m’arrêter sur deux aspects avec lesquels il joue explicitement et qui m’apparaissent symptomatique de notre époque. Le premier est le rapport au présent, au temps présent, à notre capacité de le connaître et d’agir sur lui. Minority Report est un film sur le temps, ses frictions, ses entremêlements, en ce sens qu’il brouille les frontières entre le passé, le présent et le futur. Il permet de reposer la question de l’actuel et de ses modes de connaissance.

Le second aspect est l’omniprésence des écrans, qui s’imposent maintenant comme dispositifs premiers de conservation et de transmission de l’information. Le film de Spielberg porte sur les images, leur production, leur manipulation et leur traitement à l’aide de dispositifs de vision. On retrouve dans Minority Report le spectre entier des dispositifs de conservation et de projection des images, depuis les images mentales des precogs et les écrans aériens de l’unité de précrime, jusqu’aux photos traditionnelles sur support argentique, en passant par les hologrammes, les hallucinations, de vieux films en noir et blanc projetés sur des murs, des empreintes rétiniennes, des greffes oculaires, etc. C’est un film sur les yeux et le regard, sur la vision et ses possibilités, sur les écrans et leurs fonctions.

Le présent et les écrans. Ces deux aspects, déployés en arrière-plan dans Minority Report, paraissent d’une grande pertinence pour comprendre les formes que prend l’imaginaire contemporain.

Le contemporain en tant qu'imaginaire

Le présent, notre présent, n’est pas un temps homogène; il est fait de temporalités différentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. On le désigne maintenant comme «contemporain». Ce terme est, pour Lionel Ruffel, une notion de faible intensité qui a pourtant réussi à s’imposer et qui, comme il le dit, «se porte bien et surtout qui ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui» (2010, p.10). Or, cette notion doit se penser comme un événement de discours: «Le contemporain résulte d’un ensemble de discours qui se croisent, se répondent, se superposent, se différencient.» (Ruffel, 2016, p.18) Jean-François Hamel ne dit pas autrement quand il explique que: «Le temps ne paraît plus parvenir à se dire et à se fabuler, sinon dans le choc de paroles contradictoires; la contemporanéité semble un inextricable bazar où la langue vient buter.» (Hamel, 2009, p.15) En fait, le discours tenu sur le contemporain en tant qu’expérience et rapport au monde renvoie constamment à ce choc des paroles et des idées, à ce brouhaha, pour reprendre le terme de Ruffel, qui témoigne d’une logique de l’émiettement (Robin, 2003) ou de la réduction des horizons communs (Zawadzky, 2008). Pour Maffesoli, «Il n’y a pas d’arrière-scène, tout est mis sur le devant de la scène. Mais, dès lors, tout est ponctuel, factuel.» (2004, p.50) Or, si les cadres de référence se dissolvent, ce factuel lui-même est soumis à toutes les pressions, à tous les abus – ce qui nous introduit à une ère dite «post-factuelle», où les faits connaissent plusieurs versions, les unes authentiques, les autres alternatives, comme si l’uchronie était devenue notre réalité (Carrère, 1986).

Pour certains historiens et sociologues, cet émiettement est au cœur d’un régime d’historicité contemporain et il prend la forme d’un présentisme, (Laïdi, 2000; Taguieff, 2000; Hartog, 2003; Zawadzki, 2008), d’une exacerbation du moment présent, que la question «Is it now?» résume parfaitement. Que ce présentisme décrive un présent sur le point d’exploser ou d’imploser, ce dernier demeure un temps incertain, en raison des tensions qui le traversent.

Pour François Hartog, les signes de ce présentisme sont nombreux, allant de l’éloignement de la mort jusqu’aux effets de la commercialisation croissante de toutes nos activités, ainsi qu’au développement des communications qui altèrent notre expérience du temps, le comprimant à volonté. Marc Augé en identifie trois aspects: une accélération de l’histoire (liée à la globalisation de l’économie et au développement des médias), un rétrécissement de l’espace (lié à l’accélération des moyens de transport et à la diffusion des images), et une individualisation des itinéraires et des destins (2000, p.160). Peter Sloterdijk parle, quant à lui, du contemporain comme d’un équilibre précaire et, plus précisément, comme d’une écume, métaphore promue au rang de figure théorique (Sloterdijk, 2005). Le contemporain est une telle écume, générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l’union de l’actuel et de cet étonnant mélange de potentialités que représente le futur et de rémanences d’un passé qui s’accroche encore. C’est un équilibre précaire où viennent se mailler des dispositifs (Foucault, 1966; Agamben, 2008), des habitudes interprétatives spécifiques (Peirce, 1955; Eco, 1985) et des productions littéraires, artistiques et culturelles actualisant à leur façon une représentation du monde.

La tendance face au contemporain est parfois de chercher à adopter une posture de repli. Giorgio Agamben affirme ainsi l’inactualité du contemporain: pour lui, appartenir véritablement à son temps requiert de ne pas coïncider parfaitement «avec lui ni d’adhère[r] à ses prétentions» (2008, p.9-10). Son hypothèse est que le sujet contemporain doit se faire inactuel et anachronique. S’il est ici, il cherche à ne pas être maintenant, à aborder le présent depuis un passé quelconque. Pourtant, concevoir l’imaginaire comme une interface et un ensemble structuré de médiations et de filtres (Gervais, 2014) permet de ne pas reculer mais d’avancer et de se confronter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe au présent, sous nos yeux. Cela ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais travailler et construire, de l’intérieur de ce temps que nous habitons inévitablement, des espaces de réflexion et d’analyse.

Le monde contemporain, nous nous en faisons une image. Non pas au sens traditionnel du miroir ou de l’image-objet, mais au sens d’un objet-image, tel que proposé par Serge Tisseron (1999). Un objet-image que l’on manipule et expérimente avec ses mains et son esprit. Cela implique non seulement observation et conceptualisation, mais encore intervention. Comme le signalait il y a déjà plus de 25 ans Hayden White, «there is no history without a full-blown metahistory» (1987, p.420); c’est dire qu’il n’y a pas d’enquête sur l’imaginaire contemporain qui n’est aussi, et en même temps, une théorisation de cet imaginaire et de notre capacité à l’appréhender et à le décrire. Jacques Rancière abonde en ce sens quand il présente l’esthétique à la fois comme «un régime général de visibilité et d’intelligibilité et un mode de discours interprétatif appartenant lui-même aux formes de ce régime» (2004, p.21).

Dans cette perspective, aborder le contemporain comme un imaginaire, c’est mettre l’accent sur ce qui module notre rapport au monde et qui permet d’en expliciter la singularité. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute expérience humaine. Plus précisément, cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation ou de traduction, de compréhension ou de mise en récit, fondées elles-mêmes sur un lexique et une encyclopédie qui en servent d’interprétants premiers, ainsi que sur une expérience du monde qui fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles se présentent comme des traits saillants, auxquels correspondent des figures et des logiques de mise en récits.

Une observation soutenue des productions culturelles, artistiques et littéraires contemporaines a permis d’identifier quatre traits servant d’amorces à une étude du contemporain et de ses modes de structuration de l’expérience et de la signification. Ces traits rendent compte de notre rapport fragilisé au monde et aux faits, que le présentisme identifie comme facteur prépondérant du régime d’historicité contemporain; de la déstabilisation des liens de communauté impliquée par ce régime; du rôle accru des flux dont les dispositifs numériques accentuent la prégnance; et de la surdétermination de l’image et de la logique de visibilité qu’elle engage. Soif de réalité, morcèlement du sensible, logique des flux, folie du voir: ces quatre traits se complètent afin de structurer un imaginaire ou, plus précisément, cette interface singulière que constitue l’imaginaire contemporain.

La soif de réalité représente la fascination pour le présent et ses manifestations; elle rend compte de notre relation angoissée à un monde en constante transformation. Le morcèlement du sensible recouvre l’important fractionnement des identités et des communautés – morcèlement qui déstabilise le sens commun et exige de reconstituer des liens tant symboliques que sociaux. La logique des flux s’exprime par des rapports identitaires fondés sur l’extimité plutôt que l’intimité, sur une identité en négociation constante, établie et mise en partage sur des réseaux (Gervais, 2015). La folie du voir – l’expression empruntée à Christine Buci-Glucksmann [2002] – surdétermine notre passage d’une culture du livre à une culture de l’écran; elle se manifeste notamment par une omniprésence de ces dispositifs numériques d’inscription, de traitement et de visualisation de l’information, quelle soit textuelle, visuelle ou audio. Cette culture de l’écran est marquée par une image que l’on manipule, par opposition à une image que l’on regarde simplement, par une iconotextualité devenue prépondérante et par des dispositifs techniques de plus en plus conviviaux. Ce sont sur ces écrans et la sémiosphère qu’ils constituent que je veux maintenant m’arrêter.

Être un écran ou ne pas être

En 2054, nous dit Minority Report, on visionnera des fragments du futur sur des écrans faits d’une surface transparente et sans cadre. On manipulera des images du bout de ses doigts, sans rien toucher. On travaillera à l'ordinateur comme un chef d'orchestre et les images valseront dans l'espace du salon ou du laboratoire.

D’ailleurs, penser le futur, comme le montre le film de Spielberg, c’est détacher l’écran et l’image de l’ordinateur qui l’alimente, comme si ceux-ci pouvaient exister sans lui, flotter dans le vide à la manière d’un hologramme. L’écran est le dispositif par excellence du numérique. C’est par le biais des écrans et de leurs interfaces graphiques que nous avons accès à nos ordinateurs. Ce lien est une des composantes de notre expérience. Il ne faut pas s’étonner que les représentations du futur tentent de déjouer cette relation nécessaire et de détacher le contenu des écrans des dispositifs eux-mêmes. De la même façon, mais dans une logique inversée, dans de vieilles versions du futur, les ordinateurs n’étaient pas représentés par des écrans, mais par des voix, des manettes et des lumières.

Des écrans sans cadre ni densité, c’est l’idéal d’une immersion complète, reposant sur la transparence d’un dispositif qui permet une plongée sans résistance dans un contenu apparemment non médiatisé. Une telle transparence est une illusion, un idéal inatteignable, mais elle est au cœur, comme nous le rappellent Bolter et Gromala (2003), des développements informatiques des dernières décennies et de la recherche d’interfaces toujours plus fluides et diaphanes, fondées sur des relations iconiques, sur l’image par conséquent et ses particularités médiatiques et sémiotiques. La culture de l’écran entérine en fait une réalité de plus en plus prégnante, celle d’une image devenue processus de connaissance.

Cette image, on la regarde et on la manipule, on s’en sert pour connaître et se reconnaître, et son régime sémiotique impose sa logique associative et relationnelle. «L’image numérique fait éclater l’idée même du cadre», explique Anna Caterina Dalmasso; et sa manipulation exige «une reconfiguration de la corrélation entre le corps et l’image» (2016 p.57). C’est dire qu’il faut compter «avec une image qui est de moins en moins objet vu et de plus en plus processus perceptif, configuration interactive et réciproque qui implique la participation d’un corps sentant et sensible.» (2016, p.57) Réfléchir, se souvenir, inventer, c’est travailler avec des images, c’est toucher et retoucher des images. Comme le dit Gregory Chatonsky, l’image est devenue un instrument: «l'écran ne se limite plus à l'inscription de l'image, il revêt également un fonctionnement instrumental et c'est pourquoi il devient tactile. Il ne concerne plus seulement le regard, mais la main. Plus encore, il est une surface sur laquelle lire c'est inscrire et inscrire c'est lire, toujours et immédiatement entrelacés.» (2008, p.109)

L’écran est le dispositif par excellence du numérique. C’est par le biais d’un écran et de son interface visuelle que nous avons accès aux ordinateurs. On a d’ailleurs assisté à une pénétration graduelle des écrans dans toutes les sphères de la vie. Cette pénétration a procédé par le biais d’au moins trois mouvements.

Le premier est une généralisation graduelle des écrans. Pour Olivier Asselin, il ne fait aucun doute qu’ils sont de plus en plus omniprésents. «Il n'est pas un lieu, pas un objet, pas un corps, qui ne soit potentiellement doté d'un écran et/ou d'une caméra, et qui ne puisse devenir ainsi interactif et branché sur un réseau» (2004, p.9). Gilles Lipovetsky et Jean Serroy annonçaient déjà, il y a dix ans, le règne de l’écran global: «On est passé d’un demi-siècle de l’écran-spectacle à l’écran-communication, de l’écran-un au tout-écran. Longtemps l’écran-cinéma a été l’unique et l’incomparable; il se fond maintenant dans une galaxie dont les dimensions sont infinies» (2007, p.10). L’écran global est un «état écranique généralisé», fondé sur une omniprésence, une multifonctionnalité et une médiaticité généralisée. Pour les auteurs, il est devenu évident que l’écran a été érigé

en pôle-réflexe, en référentiel premier permettant d’avoir accès au monde, aux informations, aux images. Écran indispensable pour presque tout, écran incontournable. Un jour, peut-être, ce qui ne sera pas disponible sur écran, n’aura plus d’intérêt et d’existence pour tout un ensemble d’individus: quasiment tout se cherchera sur écran et renverra à celui-ci. Être sur écran ou ne pas être (2007, p.329).

Dans Voir selon les écrans, penser selon les écrans, titre qui fait écho à cette dernière assertion, Mauro Carbone le déclare aussi: «il est désormais évident que, un peu plus d’un siècle après la naissance du cinéma, les écrans sont devenus les dispositifs à travers lesquels nous regardons le monde.» (2016, p.7)

À cette généralisation des écrans répond un rapprochement graduel. L’écran de la salle de cinéma était éloigné et, peu à peu, cette distance s’est amenuisée, avec l’écran de la télévision, installée dans le salon, puis avec la télévision câblée et accessible par une télécommande. Ce fut ensuite l’écran de l’ordinateur de table, puis l’écran de l’ordinateur portable, l’écran de la console portable de jeu vidéo et maintenant l’écran du téléphone intelligent, de la tablette numérique et des lunettes Google, à quelques centimètres seulement de l’œil. Il ne s’agit pas d’une progression constante ou linéaire, mais d’un processus général de rapprochement et d’inclusion dans la sphère personnelle. Les écrans nous accompagnent, nous en avons dans nos maisons, dans nos sacs, dans nos poches, dans nos mains. Leur omniprésence est telle qu’ils surdéterminent une médiasphère, que Viviane Sobchack nomme une sphère d'écransscreen-sphere»):

C’est-à-dire que nous vivons aujourd’hui d'abord dans et à travers les écrans, plutôt que sur ou avec eux. Ils ne sont plus une petite partie, même significative, de notre monde de la vie; ils sont notre monde de la vie – leur expansion historique a des implications ontologique et épistémologiques. Les écrans ne sont plus seulement les médiateurs de notre connaissance du monde, de nous-mêmes et des autres; au-delà de la représentation, ils sont devenus le moyen privilégié par lequel s’affirme notre existence même. (2016, p.30)

Le deuxième mouvement est l’interactivité grandissante des écrans, via leur interface. L’écran intégré à une interface devient objet d’une manipulation qui n’est pas métaphorique. L’écran et l’image avec lui ne sont plus des objets que nous regardons, mais que nous touchons avec les doigts et la main. Ce sont des images-relations (Boissier, 2016, p.47 et passim). Ce sont aussi, à la limite, des objets-images par lesquels nous pouvons agir sur le monde.

Harun Farocki désigne ces objets-images comme des images opératoires, «operational images» (2004, p.17). Les images opératoires, ce sont ces images, présentes dans les technologies militaires notamment, qui ne servent pas tant à représenter un objet qu’à faire partie d’une opération. Pour Grégoire Chamayou, qui reprend cette expression de Farocki dans le cadre d’un essai sur les drones et les technologies militaires de surveillance et d’intervention à distance, la vision devient elle aussi opératoire.

La vision est ici une visée: elle ne sert pas à représenter des objets, mais à agir sur eux, à les cibler. […] Le lien entre les deux, c’est l’image à l’écran, qui est moins elle-même une représentation figurative qu’une figuration opératoire. On peut cliquer, et quand on clique, on tue. Mais l’acte de tuer se réduit ici concrètement à cela: placer le pointeur ou la flèche sur de petites "images actionnables", de petites figurines qui ont pris la place de l’ancien corps en chair et en os de l’ennemi. (2013, p.162-163).

Chamayou ne parle pas de jeux vidéo, mais d’un écran lié à un drone chargé de missiles prêts à être lancés. Sans vouloir métaphoriser une seconde fois une notion devenue dangereusement concrète, on peut avancer tout de même qu’en culture de l’écran, la limite supérieure de l’objet-image est cette image opératoire, une image qui permet d’intervenir sur le monde. Pas un monde fictionnel, une élaboration sémantique soumise à de multiples conventions, mais le monde réel, tangible, fait de chair et de matière. Une telle conception vient compléter la modification subie par l’image. Son rapport au monde et aux objets auxquels elle renvoie n’est plus iconique ni indiciel (au sens de Peirce), il est devenu performatif. L’image ne témoigne plus d’une présence, comme une empreinte ou une trace de sang, mais elle agit sur cette présence et entreprend de la modifier. En culture de l’écran, l’image permet une intervention sur le monde. C’est l’extrême limite du spectre.

En deçà de cette posture extrême, on trouve toutes sortes de relations au monde et de manipulations de l’image, toutes sortes d’images qui s’imposent comme les pièces maitresses d’un processus cognitif ou agentif, d’une intellection, depuis les jeux vidéos et leurs interfaces de plus en plus réalistes, jusqu’aux dispositifs de Google Street View et de Google Earth, qui permet de se déplacer dans le monde, les rues d’une ville notamment, par la voie d’une série de photographies liées les unes aux autres afin d’assurer une continuité spatiale, du moins une première ébauche de cette continuité. Les distorsions y sont nombreuses, les effets de compression de l’image au moment des déplacements donnent un léger vertige ou une nausée passagère, mais à aucun moment perdons-nous de vue la rue que nous empruntons. Avec de tels dispositifs, ce n’est pas une image que nous manipulons incidemment, mais une image faite pour être manipulée et conçue, à la limite, pour que cette manipulation ait une incidence sur le monde.

Par les interfaces qu’elle permet de déployer, l’image semble devenue toute puissante. Elle permet d’explorer le monde, d’en faire apparaître des aspects autrement invisibles et même d’agir sur lui. Blow-up, le film d’Antonioni de 1966, laissait croire qu’on pouvait agrandir une image indéfiniment et en étudier les détails jusqu’à faire apparaître des indices d’un crime indétectable par tout autre approche. Une telle fiction, constamment réitérée depuis, est devenue réalité avec les procédés photographiques à gigapixels, où l’augmentation de la résolution de l’image donne une impression de profondeur et de densité qui dépasse nos propres expériences du monde1.

Minority Report joue aussi, à sa façon, sur une telle image toute puissante. Par contre, cette puissance ne se conjugue pas au présent, mais au futur; et elle est essentiellement paradoxale. Les images glanées par les precogs n’interviennent pas directement sur le monde, comme avec les images-opératoires, mais leur relation est motivée, fortement motivée. Elles sont des images du futur et permettent d’intervenir sur le monde en en modifiant le cours. Mais ce faisant, elles ne sont plus images de rien, car le futur dont elles témoignaient, elles ont permis qu’il n’advienne pas, faisant sortir le présent de ses gonds. La vérité de ces images, leur motivation intrinsèque – elles sont les empreintes d’un futur qui existe déjà en puissance –, est la source de leur inadéquation. Ce qui est à leur origine les prive de cette origine même.

Le troisième mouvement réside dans la dématérialisation graduelle de l’écran. Ce dernier mouvement répond à une logique de l’interface, par opposition à une logique de l’immersion (Chatonsky, 2014), à une réalité qui est augmentée plutôt qu’effacée, devenue virtuelle. Mais cette opposition s’anéantit à partir du moment où l’écran perd son cadre et ce dernier se dilue. L’idée derrière les dispositifs de réalité virtuelle est de faire disparaitre la présence de l’écran, afin de faire croire au spectateur que la distance présente entre lui et ce qui est représenté s’est estompée. Il n’y a plus représentation, mais présence ou, plus précisément, illusion de présence.

On comprend en fait que la pensée sur l’écran suit la même direction que la pensée sur la ligne. Dès l’instant où la ligne s’est imposée comme principe d’organisation du récit, les écrivains ont cherché à s’en libérer, proposant des constructions narratives non linéaires, développant des procédés de spatialisation du texte ou de labyrinthisation du récit. De la même façon, depuis que l’écran s’est imposé comme dispositif majeur de représentation, les artistes ont cherché à s’en libérer, cherchant à développer des stratégies de réalité virtuelle ou de représentations «sans écran», c’est-à-dire sans cadre. Or, le cadre est constitutif de l’écran, et il s’impose comme condition matérielle des images.

Des fictions à l’écran

Il faut dire que l’écran, en tant que dispositif, favorise les phénomènes de dilution du cadre, ainsi que l’atténuation des différences qui en est la conséquence. La fiction est une forme de feintise, nous ont expliqué Kate Hamburger (1986), Thomas Pavel (1986), Jean-Marie Schaeffer (1999), à la suite de John Searle (1979), etc. Elle est une feintise où l’on fait semblant que ce qui est raconté est vrai. Dans un contexte littéraire, en culture du livre, la démarcation entre ce qui est vrai et feint est clairement établie. Le livre comme dispositif permet de distinguer ce qui est intérieur et extérieur à lui. De plus, des conventions littéraires ont surdéterminé les frontières de ce jeu. On le sait, dans les contes, le performatif «Il était une fois…» sert de marqueur initiant ce jeu. Le développement de stratégies «in media res», déployées dans le cadre du roman et a fortiori du roman réaliste est venu complexifier ce jeu, tout en confirmant ses assises. Il y a là un jeu établi.

La même chose ne peut être dite en culture de l’écran. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur (on ne ferme pas un écran comme on ferme un livre), entre le vrai et le feint n’est pas franche. Le cadre est beaucoup plus poreux et les entreprises de brouillage de cette frontière sont nombreuses.

La fiction est une «feintise ludique partagée», dit Schaeffer, une simulation produite sans intention de tromper et reconnue ainsi par ceux qui en sont les participants ou les destinataires. La fiction doit être annoncée et la fonction de cette annonce est «d’instituer le cadre pragmatique qui délimite l’espace de jeu à l’intérieur duquel le simulacre peut opérer.» (Schaeffer, 1999, p.162) Or, en logique de l’écran, ce partage n’est pas toujours respecté, il n’est pas une condition préalable à la fiction. Il faut dire que, entre la fiction romanesque et ses contreparties à l’écran, il y a une différence sémiotique fondamentale, celle entre le symbole et l’icône. Le symbole, au sens de C. S. Pierce, est un signe conventionnel, le lien entre le signe et ce à quoi il renvoie étant établi par une loi, un code, un ensemble de règles. La convention additionnelle à la base de toute fiction vient s’ajouter à cet ensemble.

Le lien entre l’image et ce à quoi elle renvoie est établi quant à lui par une ressemblance. Le signe ressemble à son objet. Bien que cette ressemblance soit sujette à caution et en grande partie établie par le regard de l’interprète, celle-ci ne dit pas d’emblée qu’elle est codée ou soumise à une règle. Le caractère spontané de la relation favorise l’écrasement de la différence entre le signe et son objet, ce qui en surdétermine les lectures naturalisantes. La fiction n’y apparait pas comme une convention additionnelle ajoutée à un ensemble, mais comme un filtre ou un rideau venant rompre une relation ou l’atténuer. Nous sommes dans une logique du soupçon.

Cette différence est liée entre autres aux dispositifs en jeu, le livre et l’écran. Les trois principales fonctions de la page et du livre sont de noter, de conserver et de transmettre. Celles de l’écran sont tout autres: l’écran, selon les définitions traditionnelles du terme, sert à protéger (de la chaleur, notamment), à dissimuler (ce qui est derrière l’écran est caché) et à présenter (le plan lui-même est surface d’inscription). L’écran sert à protéger, à dissimuler et à présenter. Comme le remarque Luc Vanchéri, «Le mot désigne ce panneau aux fonctions multiples, capable de séparer, de protéger ou de dissimuler, véritable plan de séparation qui introduit entre une réalité donnée et le sujet qui lui est opposé une surface d’arrêt suffisante pour délimiter une zone d’exclusion du visible.» (2013, p.10) Or, cette fonction de l’écran est souvent négligée par les constructions théoriques contemporaines. «[…] force est de constater», dit encore Vanchéri, «que cette fonction écran de l’image demeure toujours frappée d’un retard théorique en regard de la littérature qui s’est saisie de sa fonction inverse, fonction de représentation et d’exposition qui a été, à son corps défendant, comme naturalisée.» (2016, p.60). Cette naturalisation n'est pas innocente, elle assure à la représentation son efficacité maximale.

Feindre à l’écran

La polysémie du terme «écran» joue sur les formes du visible et de l’invisible, du présent et de l’absent, du révélé et du caché, de l’apparaître et du disparaître. C’est un dispositif complexe, à la fois porteur de signes, participant à ce régime sémiotique qu’il rend possible, surtout en situation de transparence, et masque, ce qui dissimule au lieu de rendre présent, un procédé a-sémiotique. Cette polyvalence explique la complexité des jeux de brouillage que l’écran, en tant que dispositif, permet de développer. La fiction apparaît sur des écrans (petit écran, écran de la salle de cinéma, écran de l’ordinateur, écran tactile des tablettes et des téléphones intelligents) et elle fait écran. Tout à la fois, elle présente et dissimule. En fait, elle présente pour mieux dissimuler.

Nous vivons entourées de fictions et d’écrans, de fictions diffusées par des écrans. Ce sont des fictions, en ce sens que les valeurs de vérité de ces images et récits qui nous entourent et que nous consommons ne peuvent être établies de façon assurée. Tant qu’elles restent dans le flux qui les voit apparaître, tant qu’elles se succèdent à ce rythme trépidant que nous leur connaissons, elles échappent à tout contrôle, à toute vérification. Bien entendu, nous pouvons extraire une information de son contexte et l’examiner dans son rapport référentiel, stopper la machine pour en vérifier le fonctionnement. Mais nous ne le faisons que sporadiquement, lorsque pressés par une incohérence ou une urgence quelconque.

En culture de l’écran, la feintise n’est plus une convention partagée, mais une modalité fondamentale de notre être au monde, une des composantes essentielles de cette interface que notre imaginaire déploie. Nous faisons semblant de croire à la vérité de ce que les écrans diffusent, sachant qu’à défaut d’être authentiques, ces récits ont l’avantage d’être partagés et de nous servir de référence commune. Ils permettent de tisser des liens, d’assurer une intercommunication, de meubler cette interface qui nous lie, mais sans pour autant être véridiques. Ils sont vrais comme des romans peuvent être dits vrais, c’est-à-dire que leur vérité est au second degré, elle est symbolique plutôt qu’effective. Elle réunit plutôt que de référer. Pour Jacinto Lageira, une telle argumentation repose sur le fait «que le symbolique a pris le pas sur le réel. Non que le réel soit inexistant, il est simplement absorbé et résorbé dans le symbolique. […] Le double bind est radical: le symbolique dépasse le réel et le réel n’existe qu’en sa propre virtualité.» (2010, p.25) Cela participe, pour lui, d’un processus de déréalisation du monde. Bien entendu, il ne s'agit pas de dire que tout est fiction, mais plutôt que la fiction s’inscrit, en culture de l’écran, au cœur de notre rapport au monde. Et elle apparaît comme un soupçon, le soupçon d'une vérité toujours déjà apprêtée, toujours déjà médiatisée. La fiction n'y est plus un jeu de langage, mais une hypothèse, voire une règle d’interprétation déterminant une mise en relation et, ultimement, une vision du monde.

Étudiant le faux documentaire Nothing So Strange de Brian Flemming (2002), relatant le meurtre de Bill Gates, événement fictif s’il en est un, Samuel Archibald explique que

Le maintien d’un flou entre discours factuels et fictionnels, ou entre formes fictives et documentaires, constitue un trait marquant des esthétiques numériques contemporaines. La réception d’œuvres fictionnelles limites s’effectue souvent désormais sur la construction progressive d’un cadre pragmatique plutôt que sur son établissement inaugural. (2011, p.78)

La fiction ne requiert plus la présence instigatrice d’embrayeurs, elle se donne à expérimenter comme un flux continu, un toujours déjà là, à la manière d’une série télé attrapée en cours de route ou de ces films qui débutent sans aucun générique, à l’image d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979).

En fait, le in media res ne caractérise plus une stratégie narrative, mais la situation type de l’expérience contemporaine, une condition sémiotique. Nous sommes toujours déjà au milieu des choses, captant des fragments d’une transmission toujours déjà en cours. Et l’expérience d’Internet ne déroge pas à cette situation, puisque le réseau nous offre un flux continu d’informations dont les statut et origine ne sont pas guère mis en évidence. Archibald s’intéresse aux œuvres fictionnelles limites comme les documenteurs ou les fictions délocalisées et implicites d’Internet, mais on peut généraliser sa posture et proposer que toute production apparaissant à l’écran, puisqu’elle ne peut être reçue que sur le mode du soupçon, requiert une reconstruction progressive de son cadre pragmatique. Tout peut s’avérer être une fiction, que ce jeu sur la vérité passe par une simplification, une fabrication, un détournement, un collage, une invention. Les événements surgissent d’ores et déjà médiatisés, comme les attentats du 11 septembre 2001 nous l’ont montré. Certains n’existent même que pour être médiatisés.

L’écran de l’ordinateur est «une fenêtre qui fait écran», nous dit Dalmasso (2016, p.55). Une fenêtre qui montre autant qu’elle ne cache. Les supercheries sont d’ailleurs légion sur Internet. Tel site propose de générer gratuitement des noms et des identités sur un mode aléatoire (http://www.fakenamegenerator.com/). Tel autre projet artistique se présente comme un site personnel dont le titulaire est prêt à servir de prête-nom à tout internaute qui en fait la demande (http://www.davidstill.org/). Des plateformes de réseaux sociaux hébergent des projets en grande partie fictionnels, produits notamment à l’aide de générateurs de texte (le projet Un monde incertain de Jean-Pierre Balpe sur Facebook). Les pseudos, les avatars et les constructions imaginaires abondent qui font du réseau un environnement où les identité-flux se déploient sans contraintes.

L’auteur américain Brett Easton Ellis a bien compris les supercheries auxquelles Internet pouvait donner lieu et il en a tiré profit dans le cadre de la publication de son roman de 2005, Lunar Park. Ce texte, comme j’ai pu l’expliquer ailleurs (Gervais, 2011, p.316 et passim pour la version complète de l’argument), exploite le spectre complet de la fiction, depuis la fictionnalisation minimale de l’autofiction, puis la fiction assumée du roman de mœurs, jusqu’à la fiction ontologiquement surchargée du roman d’horreur. La mise en fiction y est graduelle, exploitant une stratification des niveaux de représentation et une multiplication des métalepses. Internet, en tant que fenêtre qui fait écran, s’insère dans ce processus comme une véritable pièce à conviction.

Les premières pages de Lunar Park se donnent à lire sur le mode de l’autofiction. On suit la descente aux enfers de Brett Easton Ellis, largement médiatisée il faut le dire, à la suite de la parution de American Psycho, puis de Glamorama. L’auteur ne cache rien: ses abus d’alcool et de drogues, sa sexualité débridée, ses ruptures, son égocentrisme, ses tendances suicidaires. Le fond du baril est atteint quand il tente enfin de rejoindre Jayne Dennis, la mère de son enfant qu’il aurait quittée sans arrière-pensée quelques années plus tôt. La présence importante de noms connus, de Barbara Walters à Oprah Winfrey et William F. Buckley, de même que de Jay McInerney, son grand ami, semblent accréditer l’authenticité de ce récit de descente aux enfers. L’apparition de Jayne Dennis apparaît par contre comme un premier moment de dissonance. Mais, une vérification rapide dans Internet nous confirme que cette femme existe bel et bien. C’est une actrice et, sur son site web, on la voit sur un tapis rouge en robe de gala, photographiée par des journalistes, en plan américain avec Keanu Reeves, l’acteur de The Matrix, avec qui elle aurait eu une liaison. Ses principaux films incluent The Back Room Deal (1988), The Mysteries of Pittsburg (1993), Something Blue (2004), etc.

Tirée de http://www.jaynedennis.com/index.html [Capture d'écran], Jayne Dennis (Brett Easton Ellis), s.d.

Tirée de http://www.jaynedennis.com/index.html [Capture d'écran], Jayne Dennis (Brett Easton Ellis), s.d.

La première impression est celle d’un site personnel sans grande surprise qui vient confirmer la véracité des propos de Ellis. Il s’agit pourtant d’une supercherie, qu’une lecture attentive permet aisément de découvrir. En testant tous les hyperliens du site, on rejoint une page qui affirme: «This is a work of fiction. Names, characters, places, and incidents, either are the product of the author’s imagination or are used fictitously

Ellis s’est amusé à brouiller les frontières entre le réel et la fiction, se servant d’Internet comme d’un écran. Jayne Dennis est une invention et son site web est un leurre. Une illusion d’autant plus efficace, qu’elle se sert délibérément de l’écran et de ses capacités de feintise. Mais ce leurre assure à Lunar Park son statut initial d’autofiction, tablant sur la complémentarité authentifiante des sources. Le romancier a choisi de profiter de la tendance actuelle à la médiatisation du réel et d’en exploiter les possibilités à des fins romanesques. Le soupçon, dans ce cas-ci, est levé, signe que le trompe-l’œil est efficace.

Out of Now

«Sommes-nous maintenant?», demande Agatha dans Minority Report. Un simple oui ne suffit pas à lui répondre. Évidemment, nous sommes toujours déjà là, dans le hic et nunc de notre situation, le nez collé au hublot. Mais en même temps, ce hublot n’est pas fait d’une simple surface transparente. Ce hublot est un écran. Et ce qu’il nous donne à voir n’est pas nécessairement ce qui se produit de l’autre côté de la vitre. Ce qui nous est présenté, ce qu’on voit apparaître sur la surface lisse et plane de cet écran a été fait à notre intention. Il a été fait pour répondre à nos attentes, réduisant le spectre des possibles pour surdéterminer le probable.

Le présent ne peut être perçu qu’à travers des strates de médiation qui construisent notre perception du monde tout en en révélant les lignes de force, de failles et de tension. Elles en fournissent une version que nous nous approprions en fonction de note propre horizon d’attente. D’ailleurs qu’est-ce qui nous dit que le monde qu’aperçoit Agatha est le même que celui qu’observe Anderton? Collée contre la vitre de la portière, elle considère distraitement les passants et les édifices de Washington. Quant à lui, il reste attentif au flux de la circulation, surveille les autos qui le côtoient et regarde anxieusement dans son rétroviseur. Ils ne vivent pas un même présent, même si leurs déterminations spatiotemporelles sont les mêmes. La precog redécouvre un temps, le présent, qu’elle croyait ne plus jamais connaître; le policier tente de déjouer un futur qui lui est destiné par la voie d’un piège qui plonge ses racines dans les événements de sa propre vie.

C’est dire que la réponse d’Anderton à la question d’Agatha n’est qu’un faux-fuyant. Il n’y a pas de présent qui se résume à une seule détermination, une seule trajectoire. Le présent n’est pas un point sur une ligne, un point par lequel toutes les lignes passeraient. Il est un espace frontière traversé de vecteurs, de tensions et de contradictions. Et l’idée que nous partagions un même temps est un écran qui nous rassure peut-être sur notre place dans le monde, mais qui nous cache le fait que cet espace commun n’est pas un territoire plein, mais une collection de points et de liens qui ne constituent un tissu que sous une certaine lumière, qu’en raison d’une volonté, voire d’une habitude d’y voir un ensemble. C’est maintenant uniquement parce que nous le disons et l’imaginons.

Ceci dit, l’antithèse de la posture d’Agatha est explicitement établie dans un autre film de science-fiction dystopique, The Matrix des Wachowski (1999). Dans cet univers, la projection n’a plus de cadre, car elle se déploie à la grandeur du monde. Les êtres humains servent de carburant, par bio-électricité, à une intelligence artificielle qui projette, pour les contrôler, un univers virtuel d’une rare complexité, la Matrice. Les êtres humains y vivent sous la forme d’avatars, inconscients de la nature factice de cette réalité qu’ils croient la leur. L’effacement des cadres de la projection y est complet. Ce n’est plus une fenêtre qui fait écran, mais un monde entier, et ce qu’il dissimule, c’est l’asservissement des êtres qui y vivent.

Photogramme tiré de The Matrix [Film], Lana et Lilly Wachowski, 1999.

Photogramme tiré de The Matrix [Film], Lana et Lilly Wachowski, 1999.

Le personnage de Néo, interprété par Keanu Reeves, parvient à sortir de la Matrice et il rejoint les rangs de la résistance. Il décide cependant d’y retourner afin de consulter un oracle. C’est donc la première fois qu’il y pénètre en toute connaissance de cause, sachant que ce qu’il voit est bel et bien un monde virtuel, créé par une machine. Accompagné de Morpheus, de Cypher et de Trinity, il monte dans une vieille Lincoln Continental. Comme la voiture progresse dans les rues achalandées de la ville, Néo regarde les passants, les lieux, l’animation, à la fois distant et intrigué. Il est assis sur la banquette arrière et son visage se réfléchit sur la vitre de la portière, tandis qu’il examine cette seconde projection qui défile de l’autre côté de la fenêtre, devenue à la fois opaque et transparente. Son regard est enfin cadré, ce qui exemplifie son nouvel état de conscience. Il n’est plus soumis à l’illusion de ce monde virtuel, son immersion est maintenant partielle et nécessairement critique. Morpheus intercepte son regard.

Morpheus: Unbelievable… isn’t it?
Neo: God.
Trinity: What?
Neo: I used to eat there. Really good noodles. I have these memories from my life. None of them happened. What does that mean?
Trinity: That the matrix cannot tell you who you are.
Neo: But an oracle can?
Trinity: That’s different.

Ce que Néo voit par la fenêtre, à l’opposé d’Agatha dans Minority Report, ce n'est pas un maintenant, un hic et nunc, mais une projection virtuelle complexe soutenue par une intelligence artificielle. Le personnage comprend qu’il n’y a plus de présent, qu’il n’y a jamais eu de présent, au sens où son expérience aurait été authentique et non programmée. Ce présent et les souvenirs qui lui sont associés n’ont jamais été qu’une fabrication, une illusion, comme les ombres de l’allégorie de la caverne de Platon. Sa dissolution entraine d’ailleurs la disqualification du passé lui-même. Les souvenirs sont faux, l’expérience du monde qu’ils permettaient d’authentifier ou de valider est discréditée. Et l’avenir s’efface sans laisser de trace. D’ailleurs, face à cet effondrement de la structure temporelle au cœur de toute expérience du monde, la seule vérité possible ne peut provenir que d’un oracle, d’une prophétie, et d’une révélation. C’est un moment apocalyptique, façon de mettre la connaissance sens dessus dessous.

De l’autre côté de la portière, il n’y a pas de maintenant, nous dit The Matrix (it’s out of now2), l’actuel a cédé la place à un virtuel actualisé, constamment rafraichi et soutenu par une vaste infrastructure. Agatha et Néo s’imposent ainsi comme les deux bornes de notre expérience du monde. Ce que nous voyons à travers le cadre de la fenêtre, ce qui défile devant nous est à la fois vrai et faux, du réel et du fabriqué, du donné et du construit, du présent et de l’absent. C’est le fondement même de notre réalité sémiotique. Le monde, nous ne le connaissons que par ses signes, et ceux-ci se déploient dans toutes les directions. Le contemporain, en ce sens, est l’expression manifeste d’une sémiosphère complexe, marquée par une omniprésence des dispositifs techniques, où les écrans occupent une place de choix, ne serait que parce qu’ils multiplient les signes et les figures de notre propre immersion et de ses paramètres.

  • 1. Sur le site de gigapixel.com, on trouve des exemples de photographies qui peuvent être zoomées de façon importante, dont une photo de la manifestation du 20 avril 2016 à Sunset Beach de Vancouver (http://www.gigapixel.com/image/gigapan-van420.html).
  • 2. C’est le titre de la monographie consacrée à l’œuvre de Tehching Hsieh, artiste qui a multiplié les performances dans les années 1980 à New York. Ces performances se déroulaient sur une année et venaient problématiser de façon explicite la dimension temporelle de l’art: Adrian Heathfield et Tehching Hsieh, Out of Now. The Lifeworks of Tehching Hsieh, Cambridge, the MIT Press, 2009.
Pour citer: 

Gervais, B. (2022). Est-ce maintenant?/Is it Now? Réflexions sur le contemporain et la culture de l'écran [Article d'un cahier]. Monitorer le présent. L'écran à l'heure du soupçon. (2). https://archiverlepresent.org/article-dun-cahier/est-ce-maintenantis-it-...

Bibliographie: 
Article d'un cahier

La culture de l’écran est le résultat de la convergence d’une multiplication d’images, d’écrans et de caméras.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Dans son roman de 2006, J’habite dans la télévision, Chloé Delaume se met en scène dans une expérience surprenante, regardant sans discontinuer la télévision durant vingt-deux mois.

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Que change le numérique à nos rituels? Que devient la confession, par exemple, à partir du moment où elle ne se déroule plus dans un confessionnal, mais sur un site web, au vu et au su de tous?

Gervais, Bertrand
Article d'un cahier

Le temps, voilà qui me donne toujours à réfléchir.

Gervais, Bertrand