L'intensification numérique: comme si vous y étiez!

Date de publication: 
14 mars 2022

Depuis le 13 mars 2020, la crise sanitaire est venue ébranler nos pratiques dans la majorité de nos sphères d’activités. Nous pourrions même affirmer que la sensation de vivre dans un roman de science-fiction semble s’être immiscée dans nos esprits et dans notre quotidien. Les conséquences et les nouvelles pratiques qui apparaissent dans la foulée de ce phénomène mondial sont en train de redéfinir notre agir et notre environnement numérique. Malgré leur étrangeté, ces pratiques deviennent de plus en plus courantes et se rapprochent graduellement de la norme. Quant aux conséquences de ces pratiques, il faut les projeter, les anticiper pour tenter d’en saisir ne serait-ce qu'une minuscule partie de leur étendue. Bertrand Gervais, directeur de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques, a présenté, lors de la première table ronde du groupe de recherche Archiver le présent, sa conférence intitulée L’intensification numérique. Entre suspens de l’engagement et fatigue numérique. Il observe, depuis quelques années, mais davantage depuis la pandémie, une accélération et une décélération du temps. L’obligation de diminuer nos déplacements a ralenti et a modifié nos activités personnelles et professionnelles, et parallèlement, nous avons vécu une accélération du temps par une intensification numérique de ces activités. Dans une même journée se succédaient, sans pause, sans déplacement, sans discussion spontanée au détour d’un couloir, des rencontres, des cours, des réunions, une séance de yoga et même un 5 à 7, et tout cela par le dispositif des plateformes de visioconférence (Zoom, Teams, FaceTime, Skype ou Google Meet), sans parler de l’apprentissage à vitesse grand V qu’il a fallu réaliser pour déchiffrer leur fonctionnement. Rappelons-nous de ce temps désormais révolu: la fonction audio «ouverte» par un ou une collègue dont le fond de la pensée parvenait à nos oreilles, la «vieille» main jaune levée abandonnée là devant un écran noir derrière lequel quelqu’un n’écoute plus ou la balade impromptue du chat impudique sur le clavier du portable en surchauffe. Ces situations anecdotiques sont devenues tellement communes que les mèmes à leur sujet ne font plus sourire depuis longtemps.

#zoomesque, by ALN/NT2 - Bertrand Gervais

Bertrand Gervais se questionne sur les conséquences de cette dépendance au numérique dans une perspective sémiotique. Il focalise son analyse autour de l'usage de la plateforme de visioconférence Zoom qui témoigne de notre dépendance au numérique ce qui l'amène à «explorer certains phénomènes, tels que le suspens de l’engagement, utilisé comme stratégie de repli, mais aussi l’idée d’une fatigue numérique, liée à l’accélération technologique et, ultimement, une certaine pétrification imaginaire, réaction de plus en plus forte comme les saisons passent sans que la crise ne s’atténue». Par une vision prospectiviste, Bertrand Gervais propose des pistes de réflexion pour envisager de manière pragmatique et sensible les situations que nous expérimentons tous les jours depuis maintenant deux ans, les enjeux qui s'en dégagent et l'anticipation des conséquences qu'il est possible d'entrevoir.

Par leur absence physique de lieu de rencontre, la visioconférence se distingue des situations de rencontres habituelles (salle de spectacle, salle de réunion, salle de classe, salle à manger, etc.). Selon Gervais, cette absence de lieu provoque la suspension de l’engagement. Notre façon de participer à ces «communautés d’emprunt et de passage est une certaine forme de suspens, de suspens de l’engagement, avatar communicationnel du suspens de l’incrédulité, a suspension of disbelief (Coleridge, 1817), au cœur de notre participation aux univers fictionnels». En situation de rencontre par visioconférence, bien que les participants.es soient engagés par un même temps, ils et elles proviennent tous et toutes de lieux différents, mais rassemblés.es par un dispositif technique (la plateforme Zoom mais aussi l’écran de l’ordinateur). Ce dédoublement des cadres, causé par la dynamique spatiale spécifique des visioconférences, rendant ainsi complexes les interactions interpersonnelles, va modifier l’adhésion des participants.es par le choix de leur absence ou de leur présence cognitive à cette même rencontre. Comme si les individus étaient présents à deux endroits en même temps: présente dans sa cuisine, par exemple, l'étudiante est pourtant en classe en train de suivre son cours en ligne, mais l'engagement, lui, est fuyant.

Derrière le suspens de l’engagement se dessine l'enjeu de l’attention et de sa gestion que développe Yves Citton dans son ouvrage Pour une écologie de l’attention, l’attention est une nouvelle forme de capital «dont la circulation, la distribution, l’accaparement et l’investissement relèvent bel et bien d’une économie, avec ses mécanismes de production, d’accumulation, de financement, de mise en concurrence et d’exploitation» (2014, p. 36). En d’autres mots, le temps de cerveaux disponible équivaut à du capital, et ce temps, c’est de l’investissement. Si les moteurs de recherche peuvent être considérés comme des condensateurs d’attention, les plateformes de visioconférences, quant à elles, opèrent au contraire comme des dilueurs: «si l’attention en tant qu’économie exige une disponibilité du sujet à recevoir de l’information, une capacité à la percevoir comme information et une certaine adhésion à son contenu, le suspens de l’engagement opère sur l’adhésion à ce qui est transmis», selon Bertrand Gervais. Les effets de dilution de l’attention pourraient être considérés comme une conséquence de la fatigue numérique («a digital fatigue») ou encore «Zoom fatigue». Des chercheurs de l’université Stanford en Californie ont établi d'ailleurs une échelle d’épuisement numérique, désignée comme la ZEF (Zoom Exhaustion & Fatigue Scale) qui mesure le niveau de fatigue ressentie par la participation aux visioconférences. Cette fatigue numérique serait causée par la complexité des interactions interpersonnelles qui sont elles-mêmes modifiées par la dynamique spatiale spécifique aux visioconférences (ce qui a été présenté plus haut comme dédoublement des cadres). Le chevauchement de la vie professionnelle et de la vie privée représente également un facteur important de cette fatigue numérique. La pandémie nous a confrontés.es à un paradoxe, la productivité ayant été affectée par la pandémie, nous pouvions travailler encore plus par l'usage de la vidéoconférence et les temps de pause se sont réduits comme peau de chagrin. Ainsi, comme le fait remarquer fort justement Bertrand Gervais «que des formes d'inertie et de résistance sociale soient apparues à la suite d'une telle situation aliénante ne doit pas surprendre». Ce double mouvement d'accélération et de ralentissement exacerbe alors une forme de pétrification sociale (Rosa, 2010), culturelle et imaginaire qui pourrait s'accroître de plus en plus. En effet, l'épuisement pandémique et la fatigue numérique exacerbent une peur à l'endroit de la technologie et ces avancées suscitent la crainte (les vaccins ARN, la technologie cellulaire de cinquième génération, etc.) et sont perçues comme une menace. Un imaginaire de la fin se met alors en place et manifeste cette pétrification sociale qui se perçoit à travers une résistance à l'égard des mesures gouvernementales mises en place pour faire face à la crise sanitaire. Ce qui amène Bertrand Gervais à constater que depuis son commencement: «la crise de santé publique s'est transformée en une crise sociale et symbolique, qui durera beaucoup plus longtemps, compte tenu du fait qu'il n'y a plus de "normal" auquel revenir.»

La fatigue numérique et l’épuisement pandémique font la paire, même si les deux s’opposent dans leurs principes même, comme le sont l’inertie et le mouvement. Deux temps se confrontent alors le Chronos et le Kairos, le temps du quotidien et le temps de la crise. Autrement dit, un temps court et un temps long s'affrontent et qui nous plongent dans une pétrification imaginaire que nous expérimentons en temps réel.

Pour citer: 

Landry, Karine (2022). L'intensification numérique: comme si vous y étiez!. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. https://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/lintensification-numeriqu....

Auteur·e·s (Encodage): 
Landry, Karine
Vidéo

ALN/NT2 - Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques / Le laboratoire de recherche sur les oeuvres hypermédiatiques

Textes : Betrand Gervais