«Architectures de mémoire», table ronde avec Olivier Asselin, Jean-Marie Dallet et Marie Fraser

Date de publication: 
12 mai 2022

Compte-rendu de la table ronde: «Architectures de mémoire», avec Olivier Asselin, Jean-Marie Dallet et Marie Fraser

Le 30 mars 2022, dans le cadre du séminaire «Archiver le présent: explorations en culture numérique» dirigé par Bertrand Gervais et Vincent Lavoie.

Olivier Asselin, Jean-Marie Dallet et Marie Fraser ont tous trois contribué à l’ouvrage Architectures de mémoire (Les Presses du réel, 2019) dirigé par Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais. Respectivement, ils y ont publié «La mémoire géolocalisée », «Plan de vol > SLIDERS_lab» (avec Frédéric Curien) et «L’archive monstre: de l’ars memoria au big data».

 

Marie Fraser

Marie Fraser nous a présenté son analyse de l’œuvre Engrammes (2013) de Nicolas Baier en la couplant d’une réflexion sur l’archive-monstre. L’une des questions qu’elle se pose est de savoir si le numérique et l’ordinateur ont rendu l’archive monstrueuse, en reprenant la réflexion de Pierre Nora: «Les mass media ont ainsi fait de l’histoire une agression et rendu l’évènement monstrueux1». L’œuvre de Nicolas Baier, Engrammes, représente l’espace de stockage de tous les savoirs de l’humanité depuis les débuts de l’écriture, dans toutes les langues – rappelant ainsi La Bibliothèque de Babel de Borges. 

Engrammes contient, selon son créateur, «toute la mémoire du monde enfouie dans les bases de données»; faisant ainsi de l’œuvre une méga-archive. Il lui a fallu déterminer le nombre de livres publiés dans le monde depuis le début de l’humanité, puis évaluer l’espace nécessaire à son stockage en fonction de la technologie du moment. L’artiste s’est basé sur les chiffres de Google Books: quatre milliards de pages numériques, nécessitant 420 millions de mégaoctets.

Le geste d’appropriation de la connaissance par Google est sans précédent, indique Marie Fraser. En effet, sa mission première est de rendre la connaissance accessible et de l’organiser. En prétendant donner l’accès à l’ensemble du savoir de la planète, Google en prend aussi le contrôle. Similairement, Google Earth consiste en une cartographie totale de l’ensemble de la planète. Ce fantasme de la totalité fait écho à une très courte nouvelle de Borges, De la rigueur de la science (1946). Dans cette nouvelle, un scientifique explique comment la maîtrise pointue de l’art de la cartographie a mené à la création d’une carte à taille réelle. Cette carte est alors inutile, délaissée et sert d’habitat pour les animaux. Le projet de carte de Google est similaire. L’allégorie de Borges évoque le problème de la représentation de l’espace, tandis que l’entreprise Google cherche à surmonter le problème du temps; sa carte prend la place du réel, son but étant de saisir l’espace, dans sa totalité et son immédiateté.

D’où vient cette volonté de tout archiver? Est-ce uniquement le propre du numérique? Si Marie Fraser insiste sur la complexité d’une telle aspiration à l’archive totale, elle ajoute qu’il existe des précédents antérieurs au numérique, antérieurs au développement technologique de la fin de la guerre froide: l’archive monstre remonte à l’Empire britannique (Thomas Richard, The Imperial Archive, Knowledge and the Fantasy of Empire, 1993). L’archive impériale du 19ème siècle, comme l’archive-monstre, souhaite tout surveiller, «accumule du savoir plus vite qu’elle ne peut le digérer» (Ibid.).

Les caractéristiques communes à ces projets d’archives sont les suivantes: ils exercent tous deux un contrôle à distance et collectent des informations dont la quantité étant telle qu’on en explore à peine la surface aujourd’hui. Au regard de ces critères, la comparaison de l’archive impériale avec celle de la guerre froide est fructueuse. En effet, la guerre froide est obnubilée par le contrôle à distance afin de surveiller les menaces (développement d’appareils de détection, de vision, etc.) comme l’Empire l’était par le contrôle des territoires conquis.

En revanche, l’archive monstre est visuelle (quand celle de l’empire était textuelle: documents administratifs, cartes, etc.) car elle s’inscrit dans une société de l’image, permettant d’observer un plus grand territoire. L’archive ici n’a plus pour objectif de simplement sauvegarder le passé pour le comprendre mais bien de photographier le présent pour des interprétations futures. Enfin, contrairement à l’archive impériale, l’objectif n’est pas l’unité mais la protection d’éventuelles menaces.

Enfin, Marie Fraser explique que les images prises pendant la guerre froide sont tellement nombreuses qu’elles servent à présent de documents dans des recherches toutes autres, telle que l’observation de sites archéologiques ou l’utilisation de pesticides dans l’Europe de l’Est. Elles sont ainsi totalement dépolitisées.

 

Olivier Asselin

La présentation d’Olivier Asselin a porté sur deux idées qu’il a mises en parallèle: la localisation de l’archive et l’archivage des lieux.

Les savoirs ont toujours été localisés et utilisés dans des lieux précis, avec comme support la seule mémoire d’un témoin. C’est la mobilité de ce témoin qui permet la transmission du savoir, jusqu’à trouver d’autres supports, permettant ainsi la délocalisation du savoir et par là son universalisation. Avec cette dernière est né le fantasme de totalisation du savoir, impliquant une forme de relocalisation, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le savoir doit être dans un espace donné, en un mot: l’encyclopédie. Dans son texte Espaces autres, Foucault nous propose non pas une archéologie ou une généalogie mais une hétérotopologie, une analyse des espaces autres. Foucault nomme des «utopies» des emplacements qui n’ont pas de réel; l’utopie ressemble à la société mais elle est dans un rapport d’analogie, un espace sans lieu. C’est un espace-temps séparé de l’espace-temps social et de l’espace-temps du monde. L’hétérotopie est aussi une image du monde, un signe analogique, une représentation. Elle implique une volonté de totalisation. Enfin, Olivier Asselin rappelle la dimension épistémologique de l’hétérotopie: en représentant le monde dans un espace séparé, elle introduit de fait une forme de réflexivité.

En exemple d’utopie, le chercheur propose une représentation d’Internet de 1997 à aujourd’hui, disponible sur le site suivant: https://www.stackscale.com/blog/evolution-internet-1997-2021/. Chaque point représente une adresse IP, chaque nuage un serveur qui donne accès au réseau Internet et les couleurs les différents continents.

Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, une reconfiguration de la relation entre espace physique et espace virtuel est en cours, notamment avec les objets connectés. Le téléphone est en cela très important parce qu’il est l’objet le plus riche et le plus connecté grâce aux diverses technologies et capteurs toujours plus complexes dont il dispose. Il est tel un opérateur de connexions : c’est par lui que se nouent des relations complexes entre le virtuel et le réel, entre des communautés physiques et d’autres sur Internet, entre les mobilités physiques et celles d’Internet, la localisation comme l’archivage et la restitution s’opèrent en temps réel. La cartographie prend alors une tout autre importance.

Dans son texte pour Architectures de mémoire, Olivier Asselin s’est intéressé à la relocalisation de l’archive, de l’encyclopédie et du musée, réinterrogeant la relocalisation de Wikipédia. Il y évoque également certaines applications de réalité augmentée inspirées des archives muséales (Street Museum du Musée de Londres, par exemple). Il aborde aussi des contre-monuments, consistant en l’introduction d’informations effacées de l’espace public dans l’espace physique et politisé, en utilisant la réalité augmentée.

Olivier Asselin s’est par ailleurs intéressé à Google dont le but est, au départ, d’organiser l’information et de la rendre universellement accessible. En 2004, la compagnie diversifie ses activités et se met à la cartographie et la géolocalisation. La compagnie achète des centaines de compagnies par année afin de se débarrasser de la concurrence et maintenir sa position hégémonique. En 2004, c’est autour de Keyhole d’être rachetée. La compagnie est spécialisée dans la cartographie, la vision numérique et la visualisation des données géospatiales. La cartographie et la géolocalisation deviennent dès lors une activité centrale de l’entreprise. Et c’est en 2012, rappelle Olivier Asselin, que Google crée une section Géo, qu’est lancé Niantic puis le jeu Ingress – l’objectif étant de développer des jeux mobiles en réalité augmentée. C’est la plateforme de ce dernier qui sera adoptée pour Pokémon Go; qui aura le succès que l’on connaît (600 millions de téléchargements en un an).

En 2021, Niantic a sorti Lightship, une plateforme de réalité augmentée. L’ambition annoncée par Hanke est de cartographier la planète en temps réel et les utilisateurs y participeront en captant leur environnement avec leurs smartphones. L’objectif n’est cependant pas de créer un GPS mais un visual positioning system, c’est-à-dire une archive du monde, une hétérotopie qui recouvre toute la société qu’elle représente – à l’image de la cartographie dans la nouvelle de Borges. Pour finir, notons que la dimension économique est centrale dans ces projets: pour le cas de Google, la plateforme est publicitaire et fonctionne avec le système Adwords, générant des publicités de mieux en mieux ciblées.

 

Jean-Marie Dallet

La communication de Jean-Marie Dallet s’est ouverte sur l’évocation de La Terraformation de Benjamin Bratton (Les Presses du réel, 2021) dans lequel l’auteur parle de l’image de La Bille Bleue symbolisant l’effet de surplomb par la perspective globale de cette petite bille bleue dans l’univers qu’est notre planète. Ensuite, il fut question des conférences proposées par le philologue William Marx au Collège de France, «Les bibliothèques invisibles». Ces dernières s’intéressent à l’histoire des bibliothèques dont celle de Babel. Le conférencier en livre un calcul insaisissable du nombre de livres (2 suivis d’1 million et 800 000 zéros, si l’on veut tenter de se représenter le chiffre total). Par-delà ces nombres, c’est le classement des livres qui est important dans les bibliothèques: l’organisation des savoirs est la condition même de la possibilité des savoirs. Jean-Marie Dallet s’interroge: comment ordonne-t-on et classe-t-on les savoirs? Quelles modalités de classement sont à notre disposition pour naviguer dans les ensembles d’informations ?

Il est nécessaire, pour répondre à ces questions, de dresser une archéologie des navigations dans des bases de données avec des exemples pris dans l’histoire de l’art mais aussi dans les travaux réalisés par le collectif d’artistes «Slider­s lab» (http://www.sliderslab.com/). Ce collectif mène des expériences afin de réfléchir sur l’information et sa navigation à l’ère du Big Data, avec des images en mouvement.

Pour donner à voir de manière précise ce que ce travail de réflexion implique, Jean-Marie Dallet a exemplifié avec «les listes». Les listes sont le premier système ayant permis de communiquer la connaissance humaine. Ces informations, orales, étaient transmises par apprentissage. Ensuite, ces listes étaient inscrites sur des tablettes d’argile et mises ainsi à disposition de la communauté dans le but de rendre compte du monde réel de manière très formelle. Le deuxième système consiste en des tableaux permettant d’utiliser la bi-dimensionnalité: on peut alors parcourir la liste mais aussi en compter les éléments. Inspirés de cela, Jean-Louis Boissier et Jean-Marie Dallet ont créé un générateur de listes à l’occasion de la troisième biennale de Lyon, en 1995. Avec ce générateur de listes, il est possible de composer des phrases et faire apparaître les noms d’artistes répondant à des critères donnés. Il renouvelle ainsi les techniques de mise en mémoire et de reconstitution des savoirs, permet la navigation dans le CD-Rom et la réflexion des liens entre savoirs linguistiques et les technologies.

Ce nouvel espace symbolique est une perspective mosaïque. En effet, la loi d’organisation des éléments virtuels est une mosaïque qui continent toutes les possibilités de lecture bouleversant par conséquent nos habitudes de lecture linéaire. Effectivement, l’hypertexte implique une lecture en réseau, une lecture synchronique, nous rapprochant d’une pensée image avec une lecture spatiale. Enfin, pour suivre le passage de l’ère analogique à l’ère numérique, Jean-Marie Dallet suggère de s’intéresser au célèbre film The Man Who Knew Too Much d’Alfred Hitchcock et sa reprise dans l’œuvre TMWKTM (http://www.sliderslab.com/pages_fr/TRAVAUX/TMWKTM.html) où le film est délinéarisé et les séquences séparées les unes des autres. L’exploration du nouvel espace d’écriture qu’est le monde informatisé pousse à envisager comment faire des histoires ouvertes dans ce système numérique où la délinéarisation est la règle.

 

Bibliographie 

Baier, Nicolas, «Engrammes», nicolasbaier.com, s. l., 27 septembre 2018.

Borges, Jorge Luis, L’Auteur et autres textes, traduit par Roger Caillois, Gallimard, Paris, France, 1965.

Borges, Jorge Luis, La Biblioteca de Babel, Amis du livre contemporain, Paris, France, 1997.

Bratton, Benjamin H., La Terraformation, traduit par Yves Citton, Les presses du réel, Dijon, France, 2019.

Dallet, Jean-Marie, La 3ème Biennale de Lyon (Jean-Louis Boissier), iMAL, Réunion des Musées Nationaux, 1995.

Foucault, Michel, «Des espaces autres», Empan, vol. 54, no 2, 2004, p. 12‑19.

Gervais, Bertrand et Dallet, Jean-Marie, Architectures de mémoire, Les presses du réel, Dijon, France, 2019.

Hitchcock, Alfred, The Man Who Knew Too Much, Gaumont-British Picture Corporation, 1936, 75.

Les bibliothèques invisibles, en ligne, <https://www.college-de-france.fr/site/william-marx/p51417994721090500_co..., consulté le 17 mai 2022.

Nora, Pierre, «L’événement monstre», Communications, vol. 18, «L’événement», 1972, p. 162‑172.

Richards, The Imperial Archive: Knowledge and the Fantasy of Empire, Verso, London, New York, s. d.

SLIDERS_Lab, en ligne, <http://www.sliderslab.com/>, consulté le 17 mai 2022.

SLIDERS_Lab : travaux, en ligne, <http://www.sliderslab.com/pages_fr/TRAVAUX/TMWKTM.html>, consulté le 17 mai 2022.

« The evolution of the Internet from 1997 to 2021 », Stackscale, 2022, en ligne, <https://www.stackscale.com/blog/evolution-internet-1997-2021/>, consulté le 17 mai 2022.

  • 1. Nora, Pierre. L'événement monstre. In: Communications, 18, 1972. L'événement. pp. 162-172.
Pour citer: 

Hammar, Liza (2022). Compte-rendu de «Architectures de mémoire», table ronde avec Olivier Asselin, Jean-Marie Dallet et Marie Fraser [Entrée de carnet]. Dans Bertrand Gervais (dir.) et Vincent Lavoie (dir.), Explorations en culture numérique. archiverlepresent.org. http://archiverlepresent.org/entree-de-carnet/architectures-de-memoire-t...

Auteur·e·s (Encodage): 
Hammar, Liza
Entrée de carnet

Entretien avec Faïza Khemar, @sawernion, instapoétesse: Instagram comme espace de légitimation d’un soi marginalisé et d’ouvertures intermédiales.