Installation
Poème
Sculpture
11
Auteur·e·s de la fiche: 

11 de Steve Giasson est une œuvre littéraire présentant actuellement deux formes différentes. Une première, une sculpture composée de deux piles de 30 000 feuilles de papier datant de 2012 ; une deuxième datant de 2010, un fichier PDF de 2637 pages téléchargeable sur le site Ubuweb de l’artiste et poète américain Kenneth Goldsmith, au sein de la collection «Publishing the Unpublishable». Sur ces feuilles sont compilés les commentaires d’une vidéo YouTube de l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center. L’œuvre de Giasson est une œuvre d’uncreative writing tel que les nomme Kenneth Goldsmith. Ce sont des écritures qui s’approprient un ensemble de contenus déjà existant pour travailler sur leur republication. C’est le changement de contexte et le travail sur «l’énonciation éditoriale» (Souchier, 2007) qui fait leur intérêt. En étant compilé dans un livre ou dans une installation, ce rassemblement permet de considérer le texte autrement en nous donnant la possibilité de nous arrêter plus longuement, ou tout du moins différemment, sur ces commentaires.

On pourrait qualifier le travail de Steve Giasson de photographique. Il prend en photo une situation discursive à un moment bien particulier. Il capture ce moment et le sépare de ce qui viendra après, les commentaires qui ne cesseront de s’ajouter. C’est alors un travail sur la temporalité. La vidéo sous laquelle étaient les commentaires montre un évènement s’étant déroulé en 2001. La vidéo, même si elle capture des évènements en direct, est toujours forcément décalée lors de sa publication. Les commentaires se succèdent pendant dix ans avant que l’artiste ne vienne les prélever pour son œuvre. Dans le livre PDF, il ne prélève que les commentaires des trois années précédentes. Les plus récents ont été postés que quelques secondes avant le prélèvement. Ce qui signifie que des commentaires étaient encore postés sous une vidéo datant d’une dizaine années. Et nous-mêmes, nous parlons de cette œuvre dix ans après sa réalisation, quasiment vingt ans après les attentats du 11 septembre. L’œuvre matérialise la stratification temporelle d’Internet. Cette stratification, propre à Internet, nous ne la retrouvons pas dans les autres médias de masse (la télévision et la radio ne sont pas des médias de stratification), ce qui permet alors de complexifier la vision d’un «présentisme» (Hartog, 2003) dans lequel nous feraient vivre les nouvelles technologies.

Les spectatrices et spectateurs de l’installation sont invité·es à prélever les feuilles de commentaires qui ne sont pas remplacées. L’œuvre se trouve alors dans un processus d’épuisement physique. L’archive des réactions face à la vidéo se diffuse donc entre les visiteurs et les visiteuses, tout comme «l’évènement monstre» (Nora, 1972) du 11 septembre s’est diffusé dans la mémoire collective. Les textes que l’on peut lire parlent d’images vidéo qui ne sont pas présentes matériellement dans le travail de l’artiste, mais que nous connaissons déjà tous et toutes. Ces images existent déjà entre nous, car le 11 septembre était déjà en lui-même médiatique, et conçu comme tel, dans une compréhension de la «société du spectacle» de la part d’Al-Qaïda. L’image des tours n’est présente que par analogie avec les piles de feuilles de commentaires. C’est d’ailleurs elles qui disparaissent donc au fur et à mesure que les spectateurs prennent des feuilles, comme les tours du WTC ont disparu pour ne devenir que des images dans l’imaginaire collectif. Ce principe rejoue les logiques d’œuvres distributives des années 90 à l’instar du travail de Félix González-Torres ou encore d’autres œuvres exposées lors de l’exposition Take Me I’m Yours curatée par Hans Ulrich Obrist et Christian Boltanki à la Serpentine Gallerie en 1995.

Relation au projet: 

L’œuvre constitue une archive des réactions à la vidéo d’un évènement incontournable de l’histoire contemporaine. Si au moment de sa publication, on peut se dire que les réactions sur la vidéo et les réactions sur l’évènement se confondent, cela change le temps avançant. L’espace de commentaires YouTube devient le lieu de discussion et de déploiement de théories complotistes. L’œuvre permet la sauvegarde de ces commentaires qui risquent de disparaitre à tout moment, par la suppression de la vidéo ou du compte l’ayant postée par exemple. Cette archive constituée par l’artiste est symptomatique des réactions numériques face à un évènement et de la polarisation des avis à l’heure des réseaux sociaux et des bulles de filtres (Pariser, 2011). Elle pourra alors être un objet de travail, pour des historien·nes ou des sociologues par exemple, sur les réactions et les échanges en ligne. Tel un photographe, Giasson fixe le texte numérique qui se caractérise pourtant par une certaine forme d’instabilité. Ce désir de fixer un objet, pour en assurer la pérennité, se trouve à la base de toute écriture et de toute démarche archivistique. La remédiation, par l’impression des contenus, est ici ce qui permet de couper les flux et donc de fixer les textes.

La stratification des commentaires nous permet d’accéder, d’une manière certes peu orthodoxe, à l’histoire politique des États-Unis et internationale des années suivant les attentats du 11 septembre. En effet, les commentateurs et commentatrices font explicitement référence à l’actualité du moment de leur réaction. Ainsi, on peut suivre l’évolution des références faites à la guerre en Afghanistan, puis à celle en Irak, à l’élection et la politique du gouvernement d’Obama etc. On a également accès à un ensemble de théories du complot ayant cours au moment de rédaction des commentaires.

L’impression sur des feuilles de contenus issus d’Internet peut être rattachée à d’autres œuvres présentes dans la collection d’Archiver le Présent, comme Printing the Internet de Kenneth Goldsmith ou Print Wikipedia de Michael Mandiberg, et d’une collection d’œuvres disponibles au Museum of Modern Art de New York, rassemblée par Paul Soulellis, The Library of Printed Web. Il y a dans ces œuvres une création poétique qui, d’une certaine manière, tente de matérialiser le poids des contenus iconotextuels d’Internet. La feuille se retrouve alors là pour exprimer des poids difficilement conceptualisable. S’il est difficile de visualiser le poids de milliers de commentaires sous une vidéo, cela devient plus palpable sous la forme de 30 000 feuilles imprimées. Ce qui est intéressant est que malgré la numérisation de l’information, la feuille de papier resterait alors un étalon de mesure de texte, et cela malgré les discours alarmistes sur la fin de la «Civilisation du papier».